mardi, juillet 30, 2002

Il fait nuit, et toujours pas de réponse, Nirvana ? (la suite2)

Le nirvana c'est la vie, et c'est aussi la mort. Antonin, Pomme et Tchang ne savent vraiment pas ce qu'ils vont découvrir. Soyez prudents, on ne connaît toujours pas le coupable. A moins que...


X
KARMA [1]
LE CROCODILE IMPERATOR DU TÉNÉRÉ


Au cours de la journée suivante, je mis à profit le calme de la maison pour rédiger, puis mettre au propre le rêve lucide partagé avec Tchang. Pomme vint alors me trouver dans ma chambre. Elle m’invitait à regarder avec elle, dans son boudoir, un programme télévisé qu’une chaîne internationale de diffusion par satellite commençait à présenter en ces instants. C’était un grand reportage pris sur le vif à Kalimpong au Sikkhim. Des rixes terribles s’y produisaient entre les grappes humaines de moines dont les aubes bordeaux semblaient danser dans la lumière. Je reconnus des lamas de Karmatchup à leurs scintillants gilets de soie brodés d’or. Selon le journaliste, tout avait commencé la veille. En réalité le conflit remontait déjà à quelques années...
Le précédent Karmatchup était mort voici douze ans, sans laisser d’instructions claires pour retrouver sa réincarnation. Ses régents attendirent patiemment. Mais, au bout d’une dizaine d’années, il fallut bien songer à trouver un « enfant bouddha », l’affirmer comme la réincarnation du maître défunt, afin que le lignage ne s’éteigne pas.
Les régents étaient quatre. Trois se mirent d’accord sur le choix d’un petit garçon exceptionnel, vif et courageux, fils d’une éblouissante famille nomade. Il allait devenir le nouveau Karmatchup officiel. Cette branche légitimiste, dirigée par le régent Sébu, était discrètement approuvée par le daïla lama, et elle était soutenue par les autorités légales du Sikkhim.
Mais le quatrième des régents, le fulgurant Balibar, se sentit sans doute dépossédé par un choix qui lui avait échappé. Ne contrôlant pas cet enfant, il allait perdre un peu de son pouvoir sur le clergé lamaïste. Mais c’est le tarissement à venir de l’argent frais des offrandes qui le motiva surtout pour agir. Le rutilant Balibar faisait usage de ces dernières pour ses propres besoins, menant le train d’un homme de la jet set. Il arrivait d’ailleurs à ce moine de s’habiller en costume cravate...
Avec le nouveau « bouddha vivant », les offrandes iraient chez Sébu, non aux œuvres charitables du sémillant Balibar. Et comme charité bien ordonnée commence par soi-même, ce dernier préféra jouer cavalier seul... Il choisit donc un autre bel enfant du Tibet. C’était le fils cadet d’un lama marié, éduqué selon les exquises bonnes manières de son milieu. Il le fit émigrer avec ses parents pour qu’il reprenne le trône encore vide du défunt Karmatchup. L’installant à Kalimpong, le pétulant Balibar pourrait garder les rênes. Et il pourrait renflouer ses caisses avec les offrandes que la foule faisait traditionnellement à un prestigieux « maître spirituel ». Le resplendissant Balibar serait responsable du petit « bouddha » jusqu’à sa majorité. D’ici là, il aurait le temps de s’attirer sa gratitude. Sinon, il trouverait bien moyen de soumettre ce protégé.

Hier, Sébu venait de célébrer avec ses disciples les longs rituels des imagiShark prédateurs, offrant des nourritures et des boissons consacrées. Douze mille moines s’étaient joints, afin de prier ensemble pour la réussite d’une mystérieuse opération baptisée « liberté diamantine ». Celle-ci devait balayer « les renégats » de la secte adverse, celle de Balibar, dès le lendemain.
Mais la nouveauté était dans la préparation minutieuse de l’assaut. Sébu avait fait recruter des forces spéciales dans sa congrégation monastique, choisies pour leur aptitude au combat. Ces moines s’étaient mis au Komdo, l’art coréen du sabre. Cette discipline avait été pratiquée au Pays du Matin Calme par les bonzes, avant d’être imitée par les moines Zen japonais...
Entraînés aux attaques furtives, au débarquement nocturne par héliportage, comme à l’extraction par hélitreuillage, ils étaient devenus le Vent des Divinités pour les opérations coup de poing.
Ils avaient fait serment de donner leur corps, leur parole et leur esprit à Sébu. Les moines avaient renouvelé ce soir leurs vœux religieux. Ils avaient reçu de leur maître le cordon rouge de protection, avant d’aller ensemble manier leur bâton « pour le bien de tous les êtres ».
Sébu les avait rassurés par une ultime injonction très appréciée. Il leur avait dit, de sa voix si plaisante à écouter :

— Demain votre combat ne produira aucun karma négatif. Je vous le garantis. Croyez-moi, faites-moi confiance, je sais ce dont je parle. Priez, et vous n’aurez aucun problème. C’est la vacuité qui vous protégera, grâce à la bénédiction que vous venez de recevoir. Chaque coup de stick que vous donnerez sera vide de réalité. Les êtres qui les recevront sont également vacuité, des outres emplies d’immondice et de vent. Aucun mal n’est à craindre, allez-y spontanément avec vos triques. Le mérite de votre activité de libération diamantine est d’une compassion parfaite.

Déposés le lendemain matin par des fourgons utilitaires banalisés, les moines de choc se dissimulèrent dans la foule des nombreux badauds qui était venue prier le jeune Karmatchup promu par Balibar et sa faction. C’était le jour de l’intronisation de ce jeune garçon dans les jardins de Kalimpong embaumés par les frangipaniers en fleurs. Les moines de l’opération « liberté diamantine » avaient revêtu de rubans multicolores leurs longs bâtons souples, comme si c’étaient les attributs naturels de divins imagiShark. Ils passaient ainsi, incognito, pour d’aimables fidèles. Les robes bordeaux et les châles safran de l’assistance constituaient un adorable patchwork chamarré, au pied du haut trône doré à la feuille, où se présentait Karmatchup. L’enfant, costumé en divinité vivante, était âgé de douze ans à peine. Il se tenait très droit et bien sage. Il commença son discours, d’un bouddhisme scolaire et émouvant, dans le silence attendri de la foule des Sikkhimais assise à ses pieds sur les pelouses verdoyantes :

— Tous les êtres recherchent le bonheur, et souhaitent éviter la souffrance, mais dans leur quête insatiable, ils n’obtiennent que désillusion.

Une voix jaillit depuis la foule, c’était un moine de Sébu :

— Parle pour toi, Pinocchio ! Tu es une jolie marionnette ! On dit que Balibar, qui tire tes ficelles, a grand besoin de ces offrandes que tu viens nous demander !

L’enfant, à peine troublé, continua d’une voix claire et délicate :

— ...Les êtres sont comme nos mères de toutes ces vies antérieures. Ils ont été nos parents, un nombre incommensurable de fois, mais notre ignorance nous empêche de le reconnaître...

Un autre moine, dans la foule, apostropha à son tour le jeune Karmatchup, en brandissant, d’un geste de défi, son long bâton de buis enrubanné :

— Pinocchio, ton travail, c’est de paraître. Balibar, ton Gepeto, se sert de tes douze ans. Il instrumentalise ton enfance, et lui fait pomper ses dollars ! Il aime le pouvoir. Mais cette ambition corrompt les moines, et elle nuit à une recherche spirituelle authentique. Retourne aux jeux de ton âge !

Le jeune garçon, rougissant et embarrassé, reprit courageusement :

— Seule la paix peut résoudre les grands problèmes. Et seule la méditation permet de se comprendre, en découvrant la nature ultime de notre propre esprit.

La foule avait pris fait et cause selon ses affinités avec la faction qu’elle soutenait : Sébu ou Balibar. Un pugilat se déroulait désormais au pied du trône, dans les parfums délicats d’encens qui flottaient. Le soleil jouait sur ces volutes qui s’élevaient, paisibles, comme au premier matin du monde.
Les moines de l’opération « liberté diamantine » faisaient usage de leurs longues cannes de buis, virevoltant comme des tigres. Semblant s’élever dans les airs, ils bondissaient d’une impulsion sur les estrades, s’en servant comme de marchepieds, d’où ils pouvaient rosser les autres d’importance.

Une ZIL 117 assemblée dans l’ex. Union Soviétique attendait heureusement Karmatchup, moteur ralenti. On y mit le chérubin, tout tremblant. Un déluge de piments, de tomates trop mûres et d’œufs crus commença de pleuvoir sur la longue décapotable noire qui ressembla bientôt à une pizza trop grillée. À l’intérieur, le jeune garçon pleurait. L’antédiluvienne Zavod Imeni Lenina[2] s’échappa dans le crissement strident de ses pneus à flancs blancs.
Mais le groupe de Balibar, en tenues cérémonielles, devait battre en retraite au Karmatchup Intercultural Religious Institute, son dernier bastion. Les moulinets de badine des jeunes moines de Sébu les poursuivaient. Dans cette danse, les robes rouges et les châles safran volaient gracieusement, comme des drapeaux à prière que le vent du mont Kailash déploie au printemps...

Pourchassés, les fidèles de Balibar parvinrent in extremis au bâtiment du KIRI. Là, ils entreprirent d’en clore les issues, et d’y poster des sentinelles. Ils célébrèrent un rituel de « protection maximale », avec la visualisation la plus redoutée : celle de la licence totale. En ces instants, les adeptes retranchés prirent la permission de faire usage de toutes les images à leur convenance pour tenter d’atteindre leurs ennemis, les moines de Sébu. Certains imaginèrent donc qu’ils utilisaient des armes à feu, et qu’ils déchiquetaient leurs agresseurs. D’autres visualisaient un déluge de flammes, des explosions de bombes dévastatrices, ou encore des armées de terribles monstres à leur service. La créativité de la colère était mise au service de l’idéal d’une sérénité universelle : le nirvana.

Les tambours battaient au KIRI. Leur martèlement se mêlait au gémissement des trompes d’os — fémurs humains évidés. Les moines de Sébu ne semblaient pas affectés par ces agressions imperceptibles qui étaient en ces instants projetées vers eux. Leur groupe s’était réparti en deux unités d’assaut. Une puissante horde avait entrepris de défoncer la grande porte d’entrée du KIRI. L’autre bataillon escaladait à mains nues le bâtiment, afin de tenter l’incursion par les vasistas.

Le vantail s’effondra dans un fracas de tonnerre. Les moines soldats, comme un seul homme, s’engouffrèrent dans le sanctuaire si convoité, éclairé de manière miraculeuse par les lampes à beurre des autels, leurs châles flottant dans l’ombre sacrée, comme une traînée de pourpre. Ils durent faire face à des dévots combatifs, car débordants d’une indignation qui multipliait leur force.
Simultanément, la troupe surgissait à l’improviste par les fenêtres, ses moines atterrissant souplement sur les tables d’autels où attendaient les offrandes de victuailles. Se saisissant des cheese-cakes[3] frais, les attaquants lançaient ces projectiles improvisés sur les adeptes survoltés de Balibar. Ces malheureux, tartés au fromage blanc, étaient ensuite copieusement aspergés de brandy rituel, avant de recevoir la brossée. La mine enfarinée, leurs robes trempées d’alcool, ils se battaient comme des chiffonniers, avec l’énergie que donne le désespoir. Ils ne cédaient que centimètre après centimètre les travées où souriaient imperceptiblement, et d’un air entendu, les bouddhas dorés des vitrines. Ils défendaient donc leur terrain pied à pied, et prenaient courageusement ces grands coups de verges sans se plaindre. On entendit un vrombissement surnaturel...

Un hélicoptère de transport de troupes Chinook débarquait la delta force de Sébu sur le vaste toit plat en terrasse du KIRI. La cohorte était munie d’un arsenal impressionnant, comportant des lunettes de vision nocturne à télémétrie, des masques respiratoires pour les gaz de combat et des lance-roquettes M4 à visée laser...
Dans l’agitation, les adeptes de Balibar avaient négligé de surveiller l’issue du toit. Le flot des combattants héliportés fit irruption dans le temple par son monumental escalier intérieur. Le temple en fut quadrillé. De leurs fusils-mitrailleurs M60 et de leurs bazookas M3, les commandos mirent en joue silencieusement les renégats de Balibar. Ces derniers prirent leurs cliques et leurs claques, sans demander leur reste. Sous la menace des armes de guerre, ils cédèrent ainsi la place sans protester...
Ainsi la branche légitimiste de Sébu put-elle reprendre sans effusion de sang le contrôle du KIRI, un symbole exemplaire de l’amour universel et de la non-violence...
Le reportage télévisé se terminait ainsi.

Mais déjà cette actualité était arrivée dans les centres de retraites de Karmatchup’Land. Je reçus ce message de Tchang.


Mon cher Antonin,

Tu craignais pour la vie du daïla lama. Mais ce n’est pas elle qui vient d’être atteinte. La mort vient d’emporter ici un dignitaire qu’avait promu le précédent Karmatchup...
À midi, les nouvelles du Sikkhim ont suscité les conversations des eurolamas au réfectoire. Bobby, Fabrice, Crocki et Kim y ont évoqué avec leur hôte de marque, Ananda, la suite à donner à la débâcle du KIRI.
Ananda était ici pour quelques semaines. C’était le précepteur principal de notre jeune Karmatchup. Il venait, comme chaque année, mettre en place la nouvelle université religieuse européenne.
Après ce déjeuner en commun, il est rentré dans la chambre des V.I.P. qu’il occupait au monastère de Karmatchup’Land. Un moine qui lui apportait une Thermos de thé bien chaud, l’a trouvé décédé quelques minutes plus tard.
Cet homme d’une cinquantaine d’années s’en va officiellement des « suites de maladie ». En réalité, il a certainement eu un malaise foudroyant.
Il était très apprécié pour sa connaissance des textes bouddhiques. Il les rendait clairs et accessibles.
On murmure des choses... Car c’était l’homme de confiance de Balibar. Il avait pris fait et cause pour ce dernier, contribuant à exacerber la lutte entre les deux clans rivaux. Il monta en première ligne pour soutenir les intérêts de sa faction ! Il fut radié par les proches disciples de Sébu des statuts de l’école qui instruit les personnels religieux de cette lignée himalayenne. Il en était le directeur...

L’hostilité fut attisée par la tentative de transformation des actes notariés qui devait faire de « l’enfant bouddha » de Balibar le propriétaire du KIRI à Kalimpong. Ce bâtiment appartenait au précédent Karmatchup. Il fallut à Ananda, par cette étonnante logique propre au monde himalayen, tenter de faire accepter l’idée que le garçon, dont il était l’instituteur, était la « réincarnation » de Karmatchup. Le nouveau titre de propriété aurait ainsi placé ce bien sous la tutelle de Balibar, jusqu’à la majorité de son protégé. Mais le précepteur ne put faire inscrire leurs noms sur les actes officiels. Il fit face à trop d’opposition.
Ananda avait aussi des liens avec le royaume du Bhoutan et des relations au sein de son gouvernement. Là-bas, il vendit un bâtiment à ce dernier. Le bien appartenait historiquement à la lignée, et c’était un vaste monastère abandonné. Il lui a donc été reproché de brader le capital communautaire pour tenter de renflouer la galère de Balibar.
Ananda enseignait à notre jeune « Karmatchup ». Il lui procurait l’indispensable bagage des textes bouddhistes. Leur connaissance doit permettre au « grand lama » de présenter des sermons, et de répondre aux questions des dévots. Ce professeur était essentiel pour que son élève puisse se développer et, dès que possible, convaincre de « capacités exceptionnelles ».
Hélas, le préadolescent aux traits délicats n’est pas surdoué. À Kalimpong, il lui arrivait encore récemment de jeter des sacs plastiques pleins d’eau depuis la terrasse qui lui était réservée, en haut du bâtiment du KIRI. Il adorait surprendre les passants en les éclaboussant ainsi... Rien de très édifiant pour un « bouddha vivant » ! D’autres garçons de son âge, recevant la même instruction, assimileraient mieux les rudiments du bouddhisme ! Il y a partout de nombreux enfants plus sages, plus conscients, et qui expriment plus d’attention aux autres.

Alors, Ananda a porté à bout de bras une recrue qu’il fallait « relooker ». Il en a fait ce qu’on lui demandait : un produit marketing spirituel. Il a accoutré cette poupée Barbie de l’illumination avec sa panoplie. Il lui a montré comment se trémousser dans sa robe rouge de gourou. Il l’a fait maquiller avec fond de teint et lipstick, afin de rendre sa photographie plus fascinante en quadrichromie. Il a mis en scène cette parodie de « bouddha », fabriquée à partir de la personnalité tendre d’un gentil rejeton de bonne famille, soucieux de faire plaisir à ses proches... L’avenant éducateur a sans doute souffert d’organiser le rapt de cette enfance, d’en travestir la personnalité malléable, et de dévoyer ainsi son propre idéal sacrifié à Balibar et à sa soif du pouvoir...

Concernant la cause immédiate de sa mort aujourd’hui, quelle est la part du choc émotionnel de l’attaque au KIRI ? Quel est le rôle indirect des souhaits puissants et des visualisations courroucées au cours des cérémonies des imagiShark ? Enfin, l’un des convives, au cours du dernier repas pris avec Ananda, lui aura-t-il porté secrètement le coup de grâce invisible ?
Après la Bérézina du KIRI et ce décès inopiné — une perte ressentie par chacun ici — des rituels propitiatoires sont en ce moment célébrés dans nos centres de retraites. Ces sessions intensives de prière s’étirent sur la journée, et dureront plusieurs semaines, pour tenter d’inverser le cours des événements...

Les disciples sont dans un état d’exaltation, mais aussi de trouble, que tu peux deviner. Je vois autour de moi tant de visages fermés. Ces moines européens s’identifient au destin de Balibar, auquel ils ont donné un peu de leur idéal... Ils peuvent difficilement faire machine arrière, car leur constitution psychosomatique a été transformée par la dévotion envers lui. Ils vont vraisemblablement tirer parti des visualisations des imagiShark prédateurs pour y soulager leur malaise, leur tristesse, leur déception et peut-être aussi leur colère... Jusqu’où ?
Cette période est favorable pour découvrir ce qui est peut-être en jeu, derrière... Nous pourrions la mettre à profit pour aller rêver de ce côté-là des choses, et associer Pomme, si elle le souhaite, à notre voyage avec Gondor vers le monde intérieur des imagiShark. Il nous faudra, pour cela, nous réunir chez vous...
Comment puis-je prendre discrètement un véhicule, à proximité de mon centre de retraites, afin de vous rejoindre ?
Votre ami,
Tchang

Pomme me confirma volontiers sa participation. Je répondis aussitôt :


Cher Ismaël,

Pour ta venue Pomme nous préparera ses fameux raviolis vapeur Dim Sum à la chinoise. Nous célébrerons ainsi ta première escapade nocturne de retraite ! Je viens de placer le vélo électrique Alcyon, avec ses accus chargés, près de la haie vive devant les palissades. Ce sera un moyen discret et silencieux de t’éclipser, et surtout de revenir au petit matin sans attirer l’attention. La petite clef de l’antivol est cachée sous la sonnette. Nous t’attendons...
Antonin


Ismaël arriva comme prévu au cœur de la nuit. Nous décidâmes qu’il valait mieux étuver le dîner chinois après notre session de méditation. Il nous fallait garder l’esprit clair et le corps léger afin de faire converger nos rêves. Nous étions tous trois encore trop bien réveillés. Il nous fallait un moment de relaxation dans le salon de musique de Pomme.

Nous nous étendîmes sur son épais tapis Afghan. Il lui avait été offert dans un village de l’ethnie Tadjik, pendant son séjour diplomatique en Asie Centrale. Chacun s’était blotti sous une légère couverture afin de ne pas se refroidir. Des pieds à la tête, nous prenions conscience des sensations internes au corps.
Puis nous respirâmes attentivement. Cela nous mit dans des dispositions favorables. Ismaël se redressa et s’adossa au mur, tandis que Pomme et moi, gardions la position allongée qui nous permettait de nous endormir sans délai.

Tchang s’assoupit en gardant un brin de vigilance. Dans cet état toujours attentif, il se visualisait comme un bouddha bleu transparent. C’était la forme qu’il avait « adoptée » chaque soir dans ses rencontres rêvées avec Gondor. Puis, il s’endormit de nouveau, fusionné à cette translucide silhouette à la couleur d’azur. Déjà il rêvait une deuxième fois. La continuité de sa forme onirique lui fit retrouver l’imaginaire de Gondor, comme s’il reprenait le même songe que la veille, tel qu’il l’avait laissé.
Comment firent Gondor et Tchang ? Je ne le sais. Toujours est-il que nos deux guides trouvèrent le moyen intérieur de nous communiquer un supplément de vigilance, alors que Pomme et moi dormions déjà profondément... Grâce à leur attention entraînée, nous entrâmes à notre tour dans l’état de rêve lucide.

Nous émergeâmes alors progressivement, tous les quatre, dans une expérience partagée : une impression de mouvement nous tirait à droite, à gauche, en haut, puis en bas... Un sentiment de jubilation sauvage et énorme semblait devoir nous faire éclater d’énergie. Il nous paraissait que nous étions entourés d’un élément frais, avec parfois des sensations de contact mou...
La voix de Tchang s’éleva en nous : « Nous sommes un crocodile... » J’entendis le rire intérieur de Pomme qui, même endormie, ne pouvait s’empêcher de céder à l’hilarité... Les paysages prenaient forme.

Nous évoluions dans une longue rivière au sein d’un domaine de marécages et de lacs... Une petite tête aux yeux curieux s’abaissa vers nous, comme suspendue à un mince cou qui nous parut étrangement long. Ismaël, avec sa vision claire, précisa : « Nous rencontrons un dinosaure... Nous sommes à l’époque paléolithique, il y a cent dix millions d’années de cela... Nous rêvons dans l’expérience d’un crocodile imperator du Ténéré. Ce qui est aujourd’hui un désert était, à cette époque, une terre humide où ces grands reptiles trouvaient leur abondante nourriture. »

« Nous » nagions effectivement habilement, et attrapions de temps en temps de gros poissons dans « notre » énorme gueule. Ismaël ajouta : « La mâchoire ouverte pourrait contenir un homme de taille moyenne debout. » De l’imperator, avec lequel nous faisions un, se dégageait une vigueur peu commune, qui agitait nos corps de rêves de pulsations et de puissants mouvements ondoyants. Nager, tel était le modus vivendi de notre étrange ami le croco imperator.

Tchang puisait à la connaissance directe qui nous était encore inconnue : « Ce saurien géant n’est pas encore adulte. Il mesure huit mètres. Il atteindra sans doute dix à douze mètres de long à sa maturité, et un diamètre d’un mètre cinquante de large. Ses vertèbres sont aussi grosses que celles du dinosaure que nous venons de croiser sur cette berge herbagée... »
Le crocodile allait par les eaux et, d’un coup de gueule, se saisissait de quelques énormes poissons vivant en bancs... À chaque impulsion de sa mâchoire, nous sentions en nous passer une cruauté étrange, car elle nous paraissait issue de l’expérience humaine... À chaque mastication vorace du maraudeur, nous percevions une étonnante familiarité avec le besoin de dominer... À l’instant où il bondissait sur une proie aquatique, la trompant d’abord par son immobilité qui le faisait ressembler à un tronc d’arbre, un instinct meurtrier semblait agiter le saurien... Ce dernier avait-il un lien primitif avec l’humanité ?...

C’est alors que nous entendîmes le petit rire de Gondor, et que ce dernier nous apparut.
Il semblait flotter dans l’air. Sa manifestation était comme un hologramme d’une parfaite précision, mais transparent, et où aucun atome de chair ne pouvait exister. Cependant il semblait sortir du bain, et sa peau était encore humide. Il portait son humble maillot de corps blanc sans manche, le Marcel, et sa robe rouge de moine. Il était assis en tailleur, suspendu dans l’espace devant nous, comme si un invisible siège le portait, semblant se jouer de la pesanteur. Ses rides, son sourire, ses cheveux blancs coupés très courts, tout était visible, sans qu’il y ait le moindre doute : il s’agissait d’une illusion, mais elle était capable de communiquer avec nous, aussi bien qu’un être de chair et de sang...
Gondor nous regardait, avec sa tendresse coutumière, semblant avoir besoin de quelques instants avant de nous parler... Il toussota légèrement, puis prit la parole, comme hésitant sur le choix des mots justes :

— Ce n’est pas qu’une simple impression, les passions de ce crocodile sont humaines, en ces instants. Elles retournent d’un futur lointain pour lui, vers son monde paléolithique. Précisément elles lui viennent de l’époque actuelle, et sont produites en ce moment par nos monastères.

Sans nous laisser réaliser l’énormité de ses mots, il finit de nous abasourdir :

— Ce que nous appelons le karma, est en fait une complexité qui a peu à voir avec notre idée simple de « cause et d’effet », voire de « rétribution des actes ». Si la vie était soumise au karma, et à lui seul, dans le sens bouddhiste de ce mot, nous serions des sauvages, sans maison, ni vêtements. Car la vie est, en fait, une extraordinaire invention, une création artistique en somme, qui nous a libérés des forces de la nature et des éléments hostiles. Que serions-nous dans le froid et la rareté de la nourriture ? Des animaux sans projet...

Certaines présences inconcevables jardinent la terre, et nous donnent la possibilité de dépasser nos limites de mammifères. Sinon, nous serions encore des singes, ou des omnivores sans langage, sans écriture, sans technologie, et sans arts...

La vie humaine est une imagination qui provient d’autres dimensions que les nôtres, et existe simultanément avec elles. Pour ces « civilisations » qui nous éduquent, nous font évoluer, nous divertissent, il n’y a pas de flux du temps du passé vers l’avenir. Nos « cultivateurs » se promènent dans le temps, comme nous dans un jardin, aussi simplement. Ils peuvent anticiper le futur en le faisant surgir dans le présent. Ce sont les innovations et les rénovations sociales qui se produisent au cours de l’histoire. Nos « bienfaiteurs invisibles » accélèrent parfois la transformation du présent, en y déposant les éléments dynamiques du passé.... C’est l’histoire des guerres et des conflits qui métamorphose alors une époque.

Bref, notre apparence de liberté, recèle une profondeur qui nous est inaccessible. Qu’on les appelle comme on veut, toutes les dénominations du mystère sont correctes ! Elles renvoient à une richesse et à une variété d’expériences. De toutes, je n’ai de prédilection pour aucune, elles sont adaptées à un monde humain pluriel et encore jeune. À l’avenir des relations plus familières existeront, de nouveau, entre ces champs morphogénétiques de l’évolution et la vie des hommes...

Les anciens parlaient des anges, ils avaient raison. Les jeunes parlent de l’intelligence artificielle du futur, des Terminator qui en proviennent dans leurs films à effets spéciaux, et surgissent rétroactivement dans notre propre temps. Ils ont eux aussi le droit de penser à leur manière, avec les concepts de leur temps. C’est que notre intelligence est limitée et contenue par les sens, par la matière, et par le temps dont nous subissons la transhumance... Il n’est pas possible de percevoir ces réalités superconscientes qui sont à la racine de la biologie, de la science, de la technologie, de la religion et des arts...

Même notre corps humain comporte une dimension subtile évoluée, soumise à une perpétuelle adaptation, qui ne doit pas tout aux seules forces de la nature. C’est une sorte de deuxième « corps », pas exactement un vaisseau transparent, mais un champ sophistiqué et actif, invisible et imperceptible, assurant stabilité et changement à notre vie humaine... C’est le « lieu » de notre propre évolution personnelle, et il est le cadeau de ces « civilisations subtiles » qui révolutionnent en permanence notre humanité... Le plus difficile à admettre, c’est que nous sommes le fruit d’une multitude d’interdépendances de diverses qualités.

Certaines influences, même évolutives, sont pour nous à éviter, car elles proviennent de mondes qui n’assument pas une responsabilité positive pour le développement de notre humanité. Nous sommes alors des ressources à exploiter aussi vite que possible ! Ce monde intérieur n’est pas peuplé que d’anges ! Et l’homme ne peut le percevoir. Il reste caché en filigrane, jouissant de cette invisibilité à nos yeux rudimentaires. Il joue de notre ignorance, comme d’une clôture efficace, qui garde notre innocent troupeau humanoïde...

Il y a bien « l’initiation ». Mais elle demeure un humble conte symbolique, qui nous accompagne, juste ce regard fugitif sur l’illimité... Il est naturel que les humains s’intéressent davantage à la science, ou à la musique, qu’à la métaphysique évolutive. Car ils sont conçus et engendrés, pour la terre, pour la pluie, pour le vent et pour le temps qui passe...

Déjà Gondor s’était tu, et nous le voyions tourner sur lui-même dans l’espace, immatériel, image vivante et apparition trop claire, colorée et sage pour qu’elle fût une simple hallucination... Il sourit, et reprit, à voix plus basse, et ses intonations avaient désormais une exceptionnelle douceur :

— Ce crocodile du passé « prend » les colères, la cruauté, lorsque les moines d’aujourd’hui se visualisent comme imagiShark prédateurs. Si mes élèves subissaient les effets naturels, c’est-à-dire le karma, de ces imaginations obscures, ils développeraient des tendances au monde animal, et se distingueraient de plus par une certaine noirceur morale... Il est donc permis, dans une certaine mesure, à mes disciples de se voir comme un imagiShark hérissé, portant un couperet et un bol crânien ouvert rempli de sang. La vie subtile qui existe en filigrane de ce monastère ôte elle-même la puissance, la cruauté et l’ombre. Elle les introduit a posteriori dans d’autres expériences, en particulier animales, parfois un peu plus anciennes, comme celle de ce crocodile du paléolithique...

Gondor fit une pause. Nous avions la même question sur les lèvres : où s’arrête la permission ? Il pesa ses mots :

— Sur la Terre, les hommes ne sont pas à l’école de la sagesse... Le monde qu’ils découvrent est un train fantôme, d’où ils regardent, éberlués, ces bêtises et ces sourires d’une humanité à laquelle ils appartiennent si fugitivement... Nos monastères n’échappent pas à cette créativité et à cette rugosité de la vie. On n’y trouve pas vraiment plus de sagesse, ni plus de réelle bonté qu’ailleurs... Mais chacun y explore mieux une possibilité plus profonde de voir ces mystères subtils, et de comprendre ainsi quelques bribes de certains d’entre eux...

Les imagiShark y constituent un recours intérieur, une manière discrète de ne pas être dominé, lorsqu’on est un simple moine non-violent, un paisible contemplatif. Mais vous n’empêcherez pas quelque personne de pouvoir, à l’intérieur, d’en faire son intime prédilection, son sucre d’orge !

La permission de faire des bêtises est une réalité, l’humanité vit dans cette évidence. Un adepte des jeux de la domination subtile connaît cette liberté. Cette licence, qui n’est pas sans risque pour d’autres, rend possible la transmission de cette vieille sapience himalayenne, et également la perpétuation de bien terrifiantes aberrations ! On la redécouvre en Europe avec ses ors et ses noirs aujourd’hui. Sans doute, la passion des disciples décroît à la mesure de la compréhension des ombres que recèle ici cette nouvelle lumière...

Déjà la silhouette de Gondor s’estompait. Avant de disparaître, elle se multiplia en une myriade d’yeux dont le regard, étonnamment vivant, s’absorba profondément en nous...
Nous étions en réalité déjà sortis de l’état de rêve. D’ailleurs, il nous suffit de rouvrir les paupières pour retrouver sans peine la pièce chaulée et ses apparences familières...
Pomme s’éclipsa avec son sourire des grands jours, pour faire étuver ses fameux raviolis Dim Sum. Tchang et moi prîmes le temps de plier les couvertures, et de remettre nos idées en ordre...

Le festin, cuit à la vapeur dans ses petits récipients superposés en bambou tressé, fut arrosé de nombreuses tasses, en céladon bleu pâle, de thé vert du Fujian. Enfin, Pomme, très inspirée, accepta de composer un poème minimaliste de circonstance, dans le style extrême oriental, appelé Sijo en Corée, et Haïku au Japon :

Les rives,
Les rires,
Les ivres.

Trois heures et demie du matin : au poignet, sa Breitling indiquait que c’était le moment de rentrer. À regret, nous laissâmes partir Tchang, emmitouflé sous son châle de moine. Dans la nuit étoilée d’or, le ronronnement du vélo électrique s’estompa, puis disparut en quelques instants.

Il nous fallut plusieurs jours pour récupérer ; l’intense dépense d’énergie mentale de cette nuit nous avait épuisés. Dès que je fus en forme, je me décidai à rencontrer un autre témoin...



XI
DÉVOTION
LE NIRVANA EN KIT


Je souhaitais faire la connaissance de ce Pablito dont Tchang m’avait parlé... Pomme le considérait comme un disciple dévoué à Gondor. Elle pensait également que nous en apprendrions beaucoup avec son aide. Pablito était un Indien Tacos Pueblo d’Amérique qui était venu vivre en Europe pour y étudier lui aussi auprès de Gondor. Il vivait non loin d’ici, au bord du lac de Mystériade. Il y avait sa maison, une villa blanche aux larges portes de chêne massif, dont la terrasse donnait sur la plage de sable.

Sans bruit j’arrivai avec le fidèle Alcyon en vue de cette demeure. Discrètement j’arrêtai la monture. Des hêtres tricentenaires bordaient le rivage bruissant... J’inclinai le cycle derrière un gros tronc en guise de support, le dérobant à la vue...

Je n’eus pas à chercher longtemps Pablito. J’aperçus une silhouette déliée qui déambulait au bord de l’eau, comme émerveillée par le spectacle des vaguelettes ruisselant de soleil. Vêtu d’un blouson indien brodé aux couleurs d’arc-en-ciel, et d’un ample pantalon blanc de cotonnade court s’arrêtant à mi-mollet, il allait pieds nus, semblant communiquer avec la fine poussière blonde sous ses pas. La brise qui réchauffait les eaux, le soleil qui irisait leur surface d’un éclat de platine, jouaient sur la peau mate du jeune homme.
Ses cheveux flottaient, et leur jais profond prenait une nuance bleue sous les rayons d’or. Son teint cuivré rehaussait ses joues pleines aux hautes pommettes vermeilles. Un sourire flottait sur ses traits délicats, comme s’il venait d’un monde doux, et qu’il y préservait ses secrets les mieux gardés. Telle était l’apparence de Pablito, tandis que je le regardais flâner.

Je restai ainsi quelques instants à l’abri des gros arbres qui se désaltéraient au bord de l’étang miroitant, et pus l’observer à loisir. Enfin, le promeneur se tourna dans ma direction, et son immobilité soudaine me montra qu’il venait de me découvrir.
J’approchai alors, et me présentai à lui. Bien que timide, sa poignée de main était chaleureuse, et sa peau avait un contact lisse.

Nous restâmes quelques moments ainsi à faire plus ample connaissance, arpentant les rives blanches, comme deux enfants en vacances. C’était l’automne, et les feuillages faisaient vibrer leurs cuivres, et scintiller leurs vieux ors. Si le souffle de la brise se faisait plus fort, les grandes feuilles s’envolaient et, comme un vol de ramiers, venaient se poser parmi nous. Au délice de ces instants fragiles, de ce soleil adouci par la perspective équinoxiale, et de cette eau immense au loin, nous faisions chemin vers sa demeure. Il me proposait, en effet, d’y poursuivre notre conversation. Tandis que Pablito gravissait les marches de bois s’élançant vers sa villa, un couple de sarcelles s’envola et traversa le lac à nos pieds, planant jusqu’à l’autre rive dans un joyeux vacarme...

Le salon où nous nous assîmes était un espace clair aux murs crépis de grège, que de vastes baies vitrées coulissantes inondaient de lumière. Pablito avait meublé cette maison paisible en style contemporain. La table ronde de verre reposant sur une base ovale de bois poli était signée Fiam. Le pied, lui aussi en verre, avait été chauffé et incurvé dans le célèbre atelier de design italien. Autour, deux vastes fauteuils « poire » recouverts d’une toile de coton vert amande reposaient sur quatre pieds ronds de métal satiné. Une chaîne HiFi laser Bang & Olufsen trônait sur le marbre clair d’un long buffet blanc Habitat, tandis qu’un vaste écran plat de télévision LG Digital était accroché au mur. La moquette chinée de blanc et de gris clair courait dans ce séjour qu’ornementait une vasque halogène perchée sur un haut tripode de métal anodisé anthracite. L’objet était signé Starck et possédait un amusant abat-jour en tissu blanc plissé, que chaque infime mouvement d’air faisait frémir...

Bien calé dans le confortable fauteuil, j’écoutais les aventures que me raconta bientôt Pablito en grignotant ses petites galettes de maïs, qu’il nous servit obligeamment. Bien que né dans une réserve indienne, il avait très tôt mêlé l’anglais des Américains à sa propre langue natale. Après son Master en psychologie à l’université d’état d’Arizona, il avait bénéficié d’une bourse de la Fullbright Foundation International pour étudier « les analogies des hommes médecine Tacos Pueblo et des lamas himalayens ». C’est ainsi qu’il avait vécu auprès de Gondor en Europe et qu’il s’était définitivement installé ici. Il était enseignant de psychologie et de communication...
Tandis que dehors, par les baies vitrées, le soleil baissait sur l’horizon et transfigurait le paysage, j’écoutais Pablito. Par les fenêtres, je vis passer plusieurs vols d’oies sauvages, formant des grandes flèches fluides dans l’azur insolent. Le peuple migrateur traversait le ciel clair d’automne qu’embrasaient les feux du couchant.

— Je m’étais retiré ici, dans la maison, pour une période de méditation individuelle. Ma retraite se transforma au moment du décès de Gondor. Sans savoir qu’il était mort, et ne l’apprenant que quelque deux jours plus tard, je traversai, simultanément à son décès, de longues heures d’intense souffrance. J’eus l’impression de découvrir à quoi pouvait ressembler les « enfers » : de la douleur, rien que cela. Mais je n’étais pas affecté moralement par cette peine, la percevant comme une simple expérience passagère. La mort de Gondor fut donc la fin d’une époque. Il n’était plus là pour nous préserver de ces mondes intérieurs et de leurs risques possibles. Et il me fallut me rendre à l’évidence : cette communauté ne serait plus jamais la même ; son âme, sa chaleur humaine étaient parties avec le vieux Gondor. Mais cela, je ne le réalisais pas encore. Il me fallait plus de temps.

Or ma vitalité semblait s’étioler désormais chaque jour avec mes expériences contemplatives. Pourtant, je n’avais pas de pratique répétitive, ni intensive. J’étais dans de bonnes conditions pour la suite de ma retraite. Je me donnais même des loisirs et des sorties en ville, afin de garder un lien avec le monde. Ces expériences les plus profondes coïncidèrent alors avec une dévitalisation rapide. Je m’affaiblissais. Je ne m’en inquiétais pas outre mesure, car ma santé restait saine — pas un rhume, pas une grippe — et je recevais simultanément le meilleur qu’un ermite pourrait espérer : la méditation. Je fusionnais avec un champ de luminosité blanche, fraîche et vide, où je pouvais m’établir sereinement, et où il m’était loisible de mieux me comprendre...

Pablito nous servit un grand verre de lait, tandis que le soleil achevait de se coucher dehors, irradiant de pourpre et de mauve la surface du lac qui s’étendait au-delà des baies vitrées. Il reprit avec cette voix posée, et l’accent indéfinissable qui étaient les siens :

— Un couple, Andrés & Woopie, habitait dans les environs. Ils me voyaient parfois me promener, et s’alarmèrent. Par leurs conversations, ils commencèrent à populariser l’idée suivante dans leur milieu. Selon eux je « perdais la raison », je « m’auto détruisais dans cette solitude », et j’y « recherchais la mort ». En effet, me laissant pousser les cheveux et la moustache, marchant même pieds nus dans les prés enneigés, me nourrissant légèrement de céréales étuvées, appréciant la chaleur interne de mon abdomen, et négligeant le chauffage de la maison, je donnais l’impression d’être un pauvre hère, abandonné de la vie en apparence..
Mais, de mon point de vue, il me suffisait de trouver le calme, cela me donnait le bonheur.

J’oubliai donc leurs deux regards tout à la fois attentifs, inquiets, mais à peine condescendants, et qui m’évaluaient ainsi depuis l’extérieur. Mes mouvements étaient très ralentis, je pratiquais l’attention au geste. On pouvait croire du dehors à une sorte de débilité progressive, ou de handicap. Je faisais vœu de silence pour ne pas dissiper quelque excellente méditation de la journée, et ne répondais plus guère à tels propos d’usage entre voisins. Ils pouvaient penser que j’avais perdu l’esprit, en même temps que l’usage de la parole ! Il me suffisait, en effet, de pénétrer le monde nivéen des absorptions méditatives, et de dissoudre tout souci dans cet illimité. Fort de cette pratique quotidienne, qui venait à moi sans que je la produise par des efforts, sinon par la discrétion et le recueillement, je négligeai de rassurer les autres sur mon sort.

Mais si je me comportais comme un yogi fou, Andrés & Woopie n’étaient pas ordinaires non plus, à leur manière, dans le style plus « buddhahotline.com » qui était leur, puisqu’ils surfaient volontiers sur les portails bouddhiques virtuels d’Internet, pour y dénicher de nouveaux stages incontournables comme « marketing et relation d‘aide » ou « Shiatsu des hommes d’affaires »...
Ils appartenaient à cette frange active qui voulait créer des réseaux d’initiatives locales nouvelles et radicales.
Par exemple, ils avaient récemment caressé le projet de battre monnaie, et de substituer à l’argent, dans leur milieu, une nouvelle devise, utilisant des chèques libellés en « échange de services ». Comme l’idée astucieuse venait d’eux, on pouvait supposer qu’ils ne seraient pas les derniers à bénéficier des termes de l’échange qu’ils se proposaient de définir eux-mêmes... Leur idée d’une nouvelle monnaie locale venait de leur conviction que le monde actuel était « au bord du gouffre ».

L’année auparavant, ils m’avaient d’ailleurs prévenu, sur le ton de la plus grande confidentialité, que la Bourse allait s’effondrer définitivement le 8 mai. Ce serait la fin du capitalisme. Curieux de nature, je notai dans mon agenda cette date distante encore de quelques mois. Puis, le jour venu, je me procurai le Wall Street Journal disponible à mon université. Ce 8 mai s’avéra en réalité une journée excellente pour la Bourse !

Prévoyant toujours qu’une grande catastrophe mondiale, « dans ce monde dégénéré au terrible karma négatif, » ne tarderait pas à provoquer une pénurie dans les magasins, Andrés & Woopie avaient stocké près de leur maison, dans d’anciennes dépendances, des hectolitres de blé, de lentilles, de pâtes alimentaires, d’huile végétale et de diverses denrées. De cette vaste réserve peuplée de grands fûts, ils eurent à consommer longuement le monceau de denrées périssables. Puis ils jetèrent la plus grande partie de ces dernières, déjà moisies ou rancies !

Craignant de même que l’eau potable du réseau ne manque dans cette région pourtant riche en sources, ils avaient mis au point deux autres systèmes d’alimentation de leur grande maison. Une pompe tirait l’eau d’un vieux puits, et une citerne à pluie en accumulait quelques mètres cube de plus. Trois systèmes de robinetterie trônaient donc dans leur salle de bains, permettant d’accéder à chacune des tuyauteries, rendant la pièce semblable à la salle des machines du paquebot Titanic...

Ces aimables voisins affectionnaient les nouveaux gadgets de méditation. N’avaient-il pas installé un distributeur d’air pur holistique dans le vestibule de leur maison. On pouvait y respirer une « bouffée oxygénante » à un diffuseur. Leurs montres-bracelets arboraient un cadran chiffré, bien entendu, en tibétain. Leur salle de méditation utilisait une « Zen clock[4] » en forme de pyramide qui donnait le signal du début et de la fin de chaque session par un bruit enregistré de gong. Ils portaient les vêtements Dô création de « bien-être maximal » en lin, avec des boutons de confort sur le côté des pantalons. Ils organisaient leur espace de jardin à partir des règles chinoises de la géomancie, le Feng Shui, et avaient installé, à des lieux stratégiques, des fontaines à jet d’eau électrique.
Enfin, ils avaient fait adopter à leurs visiteurs le « thé des yogi » élaboré « selon la tradition ayurvédique[5] », et ne juraient sinon que par le « thé biologique en sachet dose fraîcheur ». Il y en avait sept, un pour chaque usage : forme, draineur, digestion, détente, élimination, sérénité, dépuratif.
Ils dormaient chaque nuit la tête posée sur des « oreillers végétaux en balle d’épeautre bio » et se soignaient avec « le rayonnement des cristaux ». Ils s’interdisaient l’usage des bâtonnets pour nettoyer leurs oreilles, préférant les « bougies creuses des indiens Hopi en cire naturelle ». Il leur fallait allumer la bougie enfoncée dans l’oreille et laisser sa chaleur fondre le cérumen, un périlleux exercice hebdomadaire qui mettait leur maisonnée en effervescence...

La nuit était tombée dans son salon clair. Pablito se leva, régla la vasque tripode halogène pour un éclairage léger, et baissa les stores à lamelles gris perle. La douce lumière éclairait son visage d’un éclat plus diaphane désormais. Il passa la main dans ses cheveux et chercha ses mots, afin de communiquer ses sentiments avec humour. Il maniait l’ironie familière des Indiens d’Amérique. Elle avait été pour les peuples indigènes une des armes historiques de leur résistance au terrible envahisseur espagnol, puis anglo-saxon :

— J’étais donc sous la surveillance éclairée de fins « experts » en matière de spiritualité « authentique », que ma manière débonnaire, et sans souci des apparences, mettait désormais en alerte rouge. Car ils s’étaient promis de « m’aider », sans me demander d’ailleurs mon avis, se sentant la vocation de « guider » les autres...

Andrés et Woopie avaient créé un nirvana network[6] destiné à « illuminer » les personnes isolées qui devaient à tout prix adopter leur « spiritualité ». Leur « réseau thérapeutique » était constitué de bonnes volontés ayant reçu « les vœux auprès du Karmatchup », et qui avaient formellement « pris l’engagement de libérer tous les êtres du samsara, le cycle de la réincarnation, jusqu’au dernier. »
Cela signifiait que les personnes seules, différentes d’eux, ou vivant une autre expérience qu’eux-mêmes, étaient susceptibles de recevoir la « médiation diamantine[7] » d’une « nouvelle thérapie éveillée de groupe ». Les « guerriers de la sagesse » qui avaient adhéré au « nirvana network » entraient alors, les uns après les autres, dans la vie de la personne à « accompagner », pensant bien faire.

Ils allaient d’abord frapper à sa porte avec des égards et des attentions délicates, amenant une part de tarte à l’abricot, ou un paquet d’encens népalais contre le stress. En réalité ce groupe se focalisait progressivement sur celui, ou celle, dont « le karma devait être restructuré ». Le cercle devenait de plus en plus pressant, et attrapait cette personne isolée, en resserrant doucement « le lasso de sa compassion. »
Des sympathisants du « nirvana network » dans les professions de santé donnaient leur caution officielle, indispensable à ce nouveau « groupe de thérapie systémique. »

Lorsque l’intimité du sujet avait été pénétrée, que sa maison était grande ouverte, il était mûr. On lui avait, en effet, montré qu’il était « trop seul, trop individualiste, que son ego était rigide, et que sa chère liberté n’était que l’expression de l’orgueil ».

Il lui était alors proposé, à la première faiblesse, au premier moment de désarroi, de quitter sa maison et de devenir pensionnaire dans l’une des chambres d’hôtes de la maison d’Andrés & Woopie. Au début, une certaine latitude était donnée au « patient ». Mais rapidement il lui était demandé de participer aux « tâches communautaires », pour le maître de maison et son épouse. Il s’agissait de travailler à la préparation des confitures qui seraient vendues au monastère, ou de récolter les fleurs qui étaient payées par les retraitants des ermitages de trois années.
Enfin lorsque « son ego avait un peu lâché », que le sujet était habitué à gratter le jardin et à nettoyer les latrines, il lui était proposé d’acquitter à Andrés et Woopie une substantielle participation aux frais d’hébergement.
Ces derniers n’étaient certes pas des rapaces. Ils étaient corrects avec l’argent et généreux à leur manière. Mais ils appréciaient l’aide matérielle que « l’invité » leur procuraient ainsi. Dans « l’atmosphère de dévotion à Karmatchup, » ces questions allaient de soi.

Le cœur de ce projet, sa raison d’être, était d’accompagner des personnes fragiles, dont Andrés & Woopie entendaient dire qu’elles étaient disponibles, influençables, et qui tôt ou tard pouvaient peut-être adhérer. Leur « compassion » ne faisait qu’un tour ! Forts de leur implication dans l’école du Karmatchup, il fallait qu’ils interviennent ! N’était-ce pas « pour le bien de tous les êtres » ?

Il préféraient, parmi elles, les personnes très âgées et malades... Les personnes ainsi prises en main devaient « préparer leur prochaine vie ». Il leur serait même bénéfique, « pour se réincarner favorablement » d’effectuer une donation de leurs biens dans ce nouveau milieu si remarquable et sanctifié. Les faits et gestes de chaque individu étaient ainsi attentivement suivis, « afin qu’il obtienne une bonne renaissance ».
On récitait force mantra. La personne « en fin de vie » s’assurait que la transmission de sa maison s’opérait dans les règles légales. Elle mettait les noms de ses principaux bénéficiaires dans son contrat d’assurance-vie. Et, avec un peu de chance, l’Opel Corsa pouvait même être récupérée, sans avoir à acquitter de droits de succession au moment du décès. Mais la voiture, c’était la cerise sur le gâteau...

Le « nirvana network » était promis à ce bel avenir avec les personnes très âgées de la région. Il suffisait aux « guerriers de la sagesse » de répandre leur rhétorique, dont ils étaient si convaincus. Ils organisaient ensuite des réunions rituelles pour chaque nouveau, lui faisaient passer cordelette rituelle au cou, et répéter moulte souhaits en sanskrit. Et si le jack pot tombait tout seul, en toute légalité, par « l’activité spontanée de la sagesse », ce ne seraient pas Andrés & Woopie qui s’en plaindraient ! Maison, bas de laine, compte bancaire, rien n’était « désiré » chez les protégés. Mais tout était accessible, en quelques mois de « pratique de la compassion et de la dévotion ». La région serait bientôt écrémée par les « thérapeutes tantriques » du « nirvana network »...

Quant à Andrés & Woopie, ils étaient si sûrs de leur sagesse. Un besoin de solitude chez un autre qu’eux ? Ils n’en faisaient guère cas. Un silence de lui ? Ils confondaient cette pudeur avec la permission de s’immiscer. Ils ne comprenaient pas que la vie humaine est un secret bien gardé, un mystère, une énigme unique, insondable. Les personnes « en fin de vie » disposaient naturellement de la sagesse nécessaire. Mais Andrés & Woopie ne le voyaient pas. Des vieillards vénérables faisaient les frais des expériences d’apprentis sorciers du couple prosélyte. Ceux qui en essuyaient les plâtres disparaissaient sans pouvoir revenir pour se plaindre !

Pablito se dirigea vers la chaîne HiFi et fit jouer une composition coréenne pour kayagum, une sorte de luth que le musicien pose sur ses genoux. Tandis que les notes s’égrenaient dans la pièce, il alluma un bâton d’encens japonais aux feuilles d’automne. Ce dernier se consuma bientôt dans son brûloir de terracotta empli de sable blanc, en larges volutes végétales et parfumées...

L’Indien reprit son récit, là où il l’avait laissé :

— Mais je me souciais fort peu de ces éminents spécialistes du nirvana en kit. Car il me fallait me rendre à l’évidence, Gondor était mort, et ma vie semblait, elle aussi, devoir partir très bientôt... Chaque jour de sérénité ineffable prenait un peu plus de ma force. J’étais pâle et un peu amaigri, chacun autour le voyait bien. Et je me résignais à cette mort probable, aimant pourtant passionnément ma vie. « Après tout, nul ne connaît l’heure de son départ, et une vie bien vécue ne produit pas de regret. » Je me dis ainsi que je pouvais me confier à une destinée, et la laisser advenir, sans me soucier trop de la longévité théorique de l’existence. Dans la solitude, j’étais prêt à faire face à ce qui adviendrait...

Un jour, une forte amertume de la salive apparut sans raison dans ma bouche, et s’avéra de plus en plus tenace tandis que j’économisais plus difficilement mes forces. C’était donc probablement ma fin qui approchait, trop vite, d’ici peut-être quelques jours.
Pour n’avoir aucun regret, je préparai des enveloppes, et déposai en tout quelques milliers d’euro pour des amis du monastère. La mieux garnie était pour Crocki, que je rencontrai en chemin, mais il y en avait aussi pour des laïcs des environs. Je demandai au notaire de parer à toute éventualité, et de préparer mon testament, des cadeaux d’adieu pour mes parents, et une donation, en gardant cependant pour moi, et de mon vivant, l’usufruit de la maison, au cas où je traverserais ce cap difficile. Le bénéficiaire de la villa serait l’un de mes anciens élèves à l’université qui aspirait à trouver un autre équilibre avec le monde trépidant de la capitale où il vivait.

Mais ces libéralités alertèrent Andrés & Woopie, qui me trouvaient sans doute déjà fort étrange. Ils pensèrent sincèrement que j’avais perdu le reste de raison qui me restait, puisque je dispersais ainsi mes biens sans leur demander « d’aide en fin de vie ». Je leur avais offert quelques centaines d’euro, afin de partir éventuellement sans regret, en ayant pratiqué véritablement la générosité comme l’avait souvent conseillé Gondor.

Hélas, Andrés & Woopie constatant mon silence, ma faiblesse extrême et ma drôle de dégaine, me demandèrent de venir vivre chez eux, et de recevoir l’accompagnement du « nirvana network ». N’ayant plus guère de force, après une matinée de formalités épuisantes chez le notaire, mais ayant gardé ma lucidité, je refusai. Je leur demandai clairement de ne pas me faire hospitaliser, de me ramener chez moi, et de me laisser vivre tranquillement. Mais ils m’avaient amené à leur maison, avec leur voiture, et ne voulaient plus me laisser rentrer dans ma propre vie. Ils insistèrent : j’étais une recrue potentielle de leur projet pilote, un être qu’ils croyaient fragile. Disposant de ressources, j’étais d’autant plus intéressant.

J’adoptai alors le mutisme, refusant de manger, à la cuillère, la soupe qu’ils essayaient de me mettre dans la bouche. Dépités, voyant qu’ils n’avaient pu me dominer, et qu’ils n’obtiendraient ainsi rien de moi, que ma contribution était perdue pour leur « nirvana network », ils demandèrent à un autre adepte, généraliste à la retraite, de m’expédier... Ils me firent immédiatement interner dans un service psychiatrique spécialisé pour les débiles profonds et les aliénés.

Une ambulance fut appelée. On m’y transporta sans me donner la possibilité de me réhydrater. J’avais soif. Ni l’infirmier, ni le chauffeur ne devinèrent que je passais progressivement dans l’inconscience à cause de cette déshydratation. Après l’arrivée à l’établissement psychiatrique, on m’en fit repartir immédiatement, pour un détour supplémentaire de plusieurs heures par l’Hôpital Public afin d’y faire les analyses habituelles. Là, à cause d’une grève, je restai, toujours sans pouvoir boire, allongé sur la civière.

Sans nourriture depuis le matin, mais surtout sans eau, mes dernières forces, déjà entamées par cette journée épuisante, s’étaient donc enfuies. Sur ma civière, entre veille et sommeil, je me sentis partir, c’était donc cela la mort me dis-je, détaché. En effet, sans la moindre peur, ni la moindre douleur, je percevais un grand bien-être dans ce hall d’hôpital, comme si je comprenais intimement que c’était un endroit utile.

J’étais lucide, et j’entendais distinctement et précisément les conversations autour, et me souviens encore convenablement aujourd’hui de leurs sujets. Il y avait de grands posters représentant des paysages d’îles tropicales au mur. Je pressentais même le rayonnement d’une machine de radiographie située à quelques mètres de moi.

Mon pauvre corps ne réagissait plus, et je me sentis en quelques instants m’élever à plus de deux mètres au-dessus de lui. Il ne subsistait presque plus de lien avec la terre. Me voilà flottant comme un nuage d’or invisible dans ce hall à haut plafond, au-dessus de ce faible « Pablito » abandonné, sans personne pour s’en occuper, à cause de la grève du personnel ! J’étais donc en train de mourir ici, sans attirer l’attention, et je partais uni à ce rayonnement doré et noble, à cette présence « céleste », « sacrée », si bienveillante et consciente, mais diffuse et sans doute invisible aux yeux des autres.

L’expérience était réelle et pas hallucinatoire, j’en avais la certitude.

Le temps passa, ou s’arrêta, mais je ne pouvais en apprécier le cours, il me sembla que les instants se faisaient spacieux. Je sentis que je venais de dépasser une limite, de franchir un point de non-retour... Il me fallait suivre cette réalité rayonnante, joyeuse, paisible, tranquille, unifiée et douce dans ses « mondes », peut-être dans son propre voyage, me fondre en elle, m’y dissoudre, ou m’y adjoindre comme un peu de sa clarté, et laisser ce corps et cette vie désormais.

Cette lumière d’amour, d’une qualité pas tout à fait « terrestre », était donc une des clés de vie. Car même mourant dans ma forme humaine, j’étais toujours bien vivant dans ce plan subtil, et comme heureux de l’être. Ayant imprégné discrètement mon physique — sa matière organique — ce rayonnement ineffable, inconditionnel, non-référentiel, cette énergie de grand respect et de haute valeur avait donc donné à l’humain que j’avais été sa véritable humanité, en lui étant prêté pour la durée de son existence...
Je pouvais ainsi me reconnaître dans cette parenté, et apprécier ce que j’étais : un être mis au monde par le soin ou par l’entremise de ces présences plus conscientes et plus parfaites, ou plutôt de cette présence singulière, une, silencieuse, lumineuse et presque placide... À la fois un peu matière, mais aussi un peu énergie et un peu esprit, le nuage mordoré était-il aussi un artefact, une bouffée de vitalité profonde libérée par un art ou une science de la vie qui me dépassait ? Impossible de le savoir.

C’était un peu de moi qui retournais vers cela ou plutôt vers Celui-ci. Mais qu’elle fût naturelle ou qu’elle fût produite par une « science/art/sagesse » extra ou supraterrestre, la majesté de cette douceur était celle d’une conscience beaucoup plus vaste et bien plus évoluée que la mienne.
Voilà ce que je découvrais à ma manière. Pour moi aussi, ce départ de la nitescence hors du corps, signifiait la fin de ma vie physique. Mon espace et mon temps humain étaient caducs ici, dans cette ouverture et cette lumineuse absence de forme fixe.

Je n’avais pas d’émotions à ce sujet, même pas un regret, juste une évidence. La compréhension était claire. La pensée, très vigilante et paisible. Il ne pouvait pas s’agir de schizophrénie, il n’y avait d’ailleurs pas de souffrance, ni de distorsion de la perception. La réalité était perçue de manière assez complète et l’image de mon vécu n’en était pas affectée. Il ne s’agissait pas non plus d’un de ces phénomènes d’autoscopie où des malades mentaux se voient parfois eux-mêmes à distance, je ne percevais aucune dépersonnalisation, étant au contraire vraiment présent en ces instants qui semblèrent s’étirer... Enfin il ne s’agissait pas d’autosuggestion, visiblement, puisque moi qui étais bouddhiste, je ne trouvai là aucune confirmation tangible de mes croyances.
Nul bouddha blanc, rouge, vert ou bleu, ne m’attendait au-delà de ma vie humaine ! Quant à la doctrine de la réincarnation, à laquelle j’avais pourtant adhéré depuis longtemps, je n’en eus aucune confirmation, aucun indice, en ces instants...
Il me fallait donc accueillir une évidence spirituelle sans étiquette, plus universelle, et très libre de mon propre conditionnement religieux.
Enfin je n’arrivai ni au paradis, ni en enfer, ni dans un purgatoire !

J’étais, tout simplement, un peu de cette énergie « lumineuse », qui avait été immergée, incarnée dans cette aimable et fragile chair. Elle rejoignait cette vaste splendeur, sans visage, et cependant consciente à trois-cent-soixante degrés, de tout l’espace autour... Une bien belle rencontre, ma foi.

Mais un frémissement s’empara de moi : partir ou revenir ? À nouveau la question se posait : et ce fut revenir qui m’attira en bas, vers la forme allongée où je repris conscience sur la civière, comme revivifié.

Le personnel était revenu aussi, et on m’amenait en fourgon à la clinique psychiatrique.

Là-bas je fus transféré dans une chambre individuelle, j’écoutai l’un des infirmiers lire à l’autre la notice contenue dans le dossier médical, et pus en garder le souvenir jusqu’à aujourd’hui. Un des infirmiers me gifla pour que je me « réveille », et que je me relève sur le lit où l’on m’avait installé. Il me fit alors prendre un cachet de neuroleptique, heureusement un minuscule gobelet d’eau accompagnait celui-ci. Je bus avidement l’eau qui manquait tant à mon organisme, et laissai le comprimé dans un coin de la bouche.
Me tournant discrètement vers le mur, je recrachai silencieusement le comprimé au goût déjà amer dont je n’avais aucun besoin. Dès que les infirmiers furent partis, je me levai et bus longuement en remplissant le gobelet plusieurs fois au robinet du lavabo, cela m’était indispensable. C’est exactement ce à quoi aucun soignant ici n’avait songé un seul instant pendant cette longue journée : me donner un peu d’eau à boire.

La réhydratation s’accompagna la nuit d’intenses activités subtiles qui me semblèrent très énergisantes. Le lendemain matin, je me levai somme toute fort dispos, et consommai de bon appétit le croissant, le beurre et les confitures qui nous étaient servis avec du thé au petit déjeuner.

Constatant que mes expériences de méditation avaient subitement disparu, comme prises par mon transfert dans ce nouveau milieu, je n’avais plus de raison de garder le silence ou le mutisme. Je repris donc les conversations normalement, avec chacun dans l’institut psychiatrique. Je me gardai bien de dire que j’étais bouddhiste ou en retraite spirituelle, ce qui aurait certainement joué contre ma sortie de cet aimable goulag. Me voyant souriant et poli, détendu et sociable, le personnel de service alerta de suite les infirmiers, qui signalèrent à l’assistante sociale que j’avais été « mal orienté dans le service. »

Pendant ces jours d’internement contraint, parmi des personnes profondément atteintes dans leur potentiel mental, je faisais semblant de prendre les médicaments psychotropes qui nous étaient donnés trois fois par jour. Si je ne l’avais pas fait, on m’aurait certainement forcé à les avaler, ou d’autres neuroleptiques m’auraient été injectés. Je devais donc montrer patte blanche, faire comme tout le monde en apparence.

La quantité était telle que les malheureux qui ingurgitaient cela ne tenaient plus sur leurs jambes très solidement. Ils étaient sous cette camisole chimique qui les rendait hébétés et malléables, et je n’en voulais certes pas !
Je plaçai chaque comprimé dans ma poche, parfois dans ma bouche lorsque j’étais surveillé de près, et allai aux toilettes l’y jeter. Il me fallait casser le cachet en deux, pour que l’eau de la chasse l’emporte, sinon, il y avait le risque qu’il reste au fond de la cuvette. Là, j’en trouvai d’ailleurs parfois. Je n’étais pas le seul à jeter les comprimés...

Un autre pensionnaire de ce service me confia qu’il faisait la même chose que moi. Il fut bientôt libéré, et put aller dans une maison de retraite « normale », enfin. Et il quitta sans regret l’établissement psychiatrique, où sa personne bonhomme et agréable apportait depuis des années, chaque jour, une manne financière non négligeable, le prix de journée, issu des caisses publiques, contribuant au maintien de l’équipe soignante et à celui de son chef de service. Et il ne demandait guère de travail ou de soins à ces derniers, puisqu’il était, bien qu’âgé, d’une santé mentale parfaite.

En effet, le chef de service, un psychiatre qui faisait des apparitions régulières et, somme toute, toujours brèves, tenait à ce que le taux de remplissage de son service soit suffisant. Mon séjour, comme celui de chacun ici, était financé par la Sécurité Sociale et par des mutuelles complémentaires. Elles lui assuraient ses ressources de fonctionnement. Mais ce budget annuel, m’expliqua-t-on — car nous en étions déjà aux confidences avec le personnel — était toujours menacé de coupe sombre d’en haut, en cas de sous remplissage de la capacité d’accueil du service.
De plus, je découvris, à mon corps défendant, que le psychiatre n’excluait pas que je puisse être fidélisé, et que je devienne, plus tard, un client régulier de son cabinet en ville. Je ne serais pas un patient difficile, n’ayant pas de problème particulier. Je contribuerais ainsi modestement à améliorer son « prestige » professionnel, car cette affaire privée tournait évidemment au ralenti. Ce seraient alors quelques émoluments facilement obtenus, et fort bienvenus... pour lui. J’avais quitté le Charybde du « nirvana network » pour le Scylla de la « clinique psychiatrique Sainte Barbe ».

J’étais moi-même formé à la psychologie, et je l’enseignais depuis plusieurs années. Je m’amusais donc à entretenir des conversations soutenues avec le personnel sur ces sujets, faisant montre d’autant de bon sens, de facultés d’observation et de communication, que possible ! Cela contribua à ce qu’on ait envie par ailleurs de me rendre ma liberté, et avec elle ma dignité, sans me faire longuement languir dans ce bunker aux portes verrouillées en permanence. Sous la pression des agents de service, des soignants, et de l’assistante sociale, sans doute avec quelque regret pour ma contribution bien involontaire à l’équilibre de ses livres de compte, le chef de service condescendit rapidement à me laisser partir. Ouf ! Je rentrai à la maison, heureux d’avoir été rendu à ma chère liberté, et je mis de suite à la poubelle les boîtes de neuroleptiques, sans jamais en avoir pris un seul cachet.

Les voisins Andrés & Woopie, puis à leur suite d’autres bavards, avaient fait courir la rumeur, provoquée par cet internement inopiné, que j’étais fou. Chacun fut donc gêné de mes quelques cadeaux d’argent devenus encombrants, toute l’affaire ayant mal tourné, si bien que je trouvai en rentrant à la maison les enveloppes pleines de billets de banque, qui étaient revenues. Le notaire, lui aussi, restitua tout, sans que je lui demande moi-même, en particulier les frais de cette donation qui n’eut donc pas lieu...

Pablito s’arrêta, s’étira en levant les bras lentement, et fit un large sourire :

— Cela ne pouvait pas mieux tomber. Car, même terrifiante, cette sortie brutale de ma retraite contemplative avait provoqué cette expérience profonde de mort imminente. Mais, ensuite le trépas s’était complètement éloigné de moi. J’avais ainsi retrouvé ma vie ! Étrange, n’est-ce pas ? Alors cette mort qui rôdait, si proche, pendant ma retraite solitaire, venait-elle de la même source que les méditations blanches et translucides ? Avais-je été sous une autre emprise tout à la fois contemplative et fatale ? Dans cette expérience quelle part avaient le réseau des disciples, la hiérarchie discrète du monastère et ses nombreuses pratiques secrètes ?

L’expérience de mort imminente que j’avais vécue sur une civière à l’hôpital trouva plus tard d’autres échos plus profonds dans ma vie.
Sur le long terme il s’avéra qu’elle était l’annonciatrice de certaines transformations dans mon corps et mon psychisme, plutôt favorables en général. J’acquis progressivement, à ma grande surprise, une meilleure concentration, une attention soutenue, une vigilance détendue et durable. Ma capacité à travailler, à écrire, à penser s’affinèrent. La mémorisation devenait détaillée, et surtout rapide. Parfois il me suffisait maintenant de parcourir un texte rapidement, pour en avoir non seulement les grandes lignes mais aussi de nombreux détails... Je pus ainsi mieux préparer les cours et les conférences que je donnais ici ou là. Je pus clarifier mes idées, et apprendre à les exprimer, non sans la remise en questions de mes propres présupposés. J’apprenais désormais plus vite, en dépit de l’âge qui venait !

Ma sensibilité s’était aussi humanisée, c’est-à-dire qu’elle se faisait compréhensive... Je réalisais mieux la valeur de la vie et de toutes les expériences que permettait normalement le corps, et auxquelles je n’avais auparavant pas prêté assez d’attention. Je réalisais un peu l’importance essentielle de l’amour chez les autres, la profondeur des sentiments familiaux, et la valeur des vrais amis, rares et donc si remarquables.
Entrevoyant désormais la complexité illimitée et les mystères insondables de la nature, je renonçai à vouloir la transformer, ou même à régenter les autres. Je laissai chacun vivre sans interférer.

Mon corps était moins affecté par la rencontre, même s’il avait perdu trop de sa force et de sa vitalité. Mon ambition, les projets professionnels avaient de même été quelque peu élagués aussi. Je vivais davantage au présent, songeant parfois à la nature fragile de cette vie, qui pouvait s’arrêter d’un moment à l’autre... Mais ce que je regrettai, en revanche, ce fut la perte de cet idéalisme, de cet engagement pour incarner un monde meilleur ! À cela je renonçai... J’avais donc mûri. Mais ce puissant moteur de ma jeunesse et de mes voyages, ce qui avait aussi motivé mes études de psychologie, puis mes propres tentatives de l’enseigner, allait me manquer, un peu, en filigrane. En perdant mes illusions, ma conviction qu’il fallait humaniser le monde, c’est aussi une image essentielle de ma propre inscription dans la réalité que je dus transformer. Et c’est bien l’expérience même, intérieure et sans ambiguïté, de cette réalité individuelle et unique, qui m’amena à renoncer à donner aux autres le goût d’une quête spirituelle qui serait étrangère à leur propre nature.

Je découvris enfin un peu mieux par moi-même ce que les mots ne peuvent pas davantage dire... Chacun était apte à une découverte potentielle. Chacun avait cette faculté d’expérimenter, d’aller plus loin. Et je ne pouvais pas anticiper ni faire pour les autres, ce que la nature humaine profonde de chacun avait en réserve et en projet.

Pablito me garda à dîner. Tandis que nous parlions gaiement, il nous préparait, à chacun, un large Taco. C’était une fine crêpe très craquante de maïs, pliée en deux. Elle était fourrée avec des ingrédients chauds et cuits — viande hachée grillée et haricots rouges au piment fort — et d’autres, frais et crus — tomates en petits dés, fromage blanc.

Nous restâmes tard à deviser, ne voyant pas le temps passer, tandis que, de temps en temps, une étoile filante zébrait le ciel, derrière les fenêtres de sa cuisine aux murs jaune paille... Le temps bleu et rafraîchi de la nuit me désenivra enfin de la rencontre paisible avec Pablito, tandis que je rentrai au guidon du vélo électrique par les routes odorantes, bordées de hautes sapinières...



XII
BÉNÉDICTION BOUDDHIQUE
LES ANGES GARDIENS


L’ouvrage existe donc en rêve, et chacune de ses pages est déjà prête...
C’est ce qu’avait dit Gondor... Pomme et moi avions besoin de comprendre : pourquoi un livre ? Et surtout : comment l’écrire ? Nous n’avions encore reçu aucune explication de sa part... Pomme suggéra une « session de Mireval » pour améliorer notre créativité. Je lui demandai ce qu’était cette nouvelle méthode de remue-méninges, n’en ayant jamais entendu parler. Elle alla à la réserve attenante à la cuisine.
J’entendis quelques tintements. Elle revint brandissant, triomphale, une bouteille de « muscat de Mireval » et deux hauts verres Harcourt à facettes, en cristal doré de Baccarat.

— Nous avons besoin, avec notre belle modération, de ce nectar de sagesse qui délie les langues et embellit les idées, dit-elle, en débouchant la bouteille dans un sonore bruit de bouchon.

C’était vrai. Sirotant la boisson douce et sucrée, au bon goût de raisin, nous commencions à déployer un irrésistible optimisme de vendanges. Pomme pensait à haute voix, tout en contemplant, les yeux sur son verre étincelant, la corolle qu’évoquait le cristal taillé en biseaux :

— Gondor a une conscience aiguë des questions essentielles qui assaillent l’existence humaine. Il ne croit pas à la force, ni à des interventions extérieures pour arrêter les morts prématurées. Pour lui la seule solution s’avère être dans une prise de conscience, tant personnelle que collective. Si les adeptes comprennent qu’ils ont une part, même infime, indirecte ou incertaine, dans des décès, leur attitude sera la clef qui changera les circonstances. Gondor a compris que c’est le cœur des hommes qui est à rencontrer, avec douceur et raison...

Je lampai un peu de muscat, avant de me livrer au jeu des questions et des réponses possibles :

— Pourquoi Gondor préfère-t-il un livre, au recours à la loi républicaine ? C’est que personne ne dispose de preuves formelles des liens de cause à effet direct entre ces morts et un monde tantrique invisible. Qui pourrait y croire ? Certainement pas une administration rationnelle qui ne reconnaît pas encore les forces attribuées à l’inconscient collectif par ton compatriote, le psychiatre zurichois Carl Gustav Jung. De plus, d’autres liens subtils avec l’environnement existent qui peuvent tout aussi bien provoquer ou aggraver des conséquences. On ne peut pas mettre en cause légalement le « phénomène bouddhiste », ni des adeptes, ni un « imagiShark prédateur » qu’il serait bien impossible d’interpeller ! Ce serait aux retraitants dans les ermitages collectifs de prendre eux-mêmes les choses en main.

Pomme reprit. Dès sa première phrase, je pris conscience, à cet instant, que nous nous tutoyions désormais, signe sûr que le vin avait fait son effet :

— Un exemple t’en donnera la mesure. La construction de ces ermitages collectifs a fait appel à des matériaux légers. L’hiver est rude, et dehors le thermomètre peut parfois descendre jusqu’à moins vingt degrés Celcius. Sous les combles, sans chauffage, certains doivent trouver le temps long. À moins qu’ils ne contreviennent aux règles, et qu’en cachette ils disposent d’un convecteur personnel, prohibé par leur vie de groupe.
Puis, pire que le froid, la chaleur de l’été transforme certaines chambres en « saunas ». La touffeur dans ces habitats sous les toits, dotés seulement d’un Velux pour certains, est un défi au bon sens, et peut-être à la santé des plus exposés.
Il faudra avertir nos lecteurs du risque potentiel que courent les candidats à ces retraites de par les conditions extrêmes de température qui peuvent prévaloir à certains moments de l’année. Les malheureux ne peuvent pas choisir, selon leur état de santé, telle ou telle cellule. Un tirage au sort en décide avant le début de la session. Et ils seront dans l’enceinte de ces unités de vie dotées d’un petit jardin, pour trois ans, sans pouvoir en sortir !
Le moine médecin qui officie dans ces lieux ne pourrait sans doute pas éviter l’implication de sa responsabilité personnelle si des décès se produisaient un jour à cause de ces atmosphères étouffantes ou glaciales. Les retraitants n’osent pas se plaindre, et se contentent de prier les imagiShark pour avoir un soulagement lorsqu’il fait trop chaud ou trop froid. Ce serait au docteur du centre bouddhique de tirer la sonnette d’alarme, avant qu’il ne soit trop tard...

Je saisis au bond l’argument de Pomme :

— Le réalisme commence aussi par les petites choses, entre les mains de chacun. Ismaël m’a raconté, par exemple, que ses camarades reclus attendent si longtemps, avant de se résigner à aller chez le dentiste, que beaucoup ont des caries, parfois avec abcès. Ils ne veulent pas renoncer à leur vœu de rester à l’intérieur pendant ces trois années. Alors, ils supportent la douleur en s’imaginant sous la forme imagiShark prédatrice, et en récitant des mantra. Conséquence inévitable : certains, qui ont négligé ces soins, doivent se faire arracher des quenottes, parce qu’ils ont trop tardé à sortir de retraite.
Pomme reprit une rasade de blanc frais, et sembla y trouver quelque inspiration :

— Sais-tu que beaucoup ne se lavent plus, et cela pendant une année entière ? Ils laissent pour cette période la robe de moine, et se drapent d’une cotonnade blanche. Ils se laissent pousser les cheveux, la barbe et négligent leurs ongles. Ce sont des instructions données au milieu de la retraite collective. Il est naturel que tous redoutent qu’une inspection sanitaire et sociale n’entre dans leurs centres !
Mais, tout autant que ces questions d’hygiène, c’est le danger d’incendie qui me chiffonne. Les caisses de méditation — leur bois, leurs coussins, leurs couvertures — sont à proximité immédiate des lampes à beurre sur les autels individuels. Chacun compte sur la médiation, bien incertaine en réalité, des imagiShark, afin que le feu ne s’y mette pas ! Ce serait plus prudent de bannir toutes les bougies...

Mais un signal sonore nous indiqua qu’un courrier électronique arrivait sur l’ordinateur portable, laissé en veille à portée de nous.


Chère Pomme, cher Antonin,
Qui cherche, trouve ! Nos petits tours de prestidigitateur sont en train de faire sortir le lapin du chapeau ! Tout a commencé avant hier, au cours de la nuit. Je me suis réveillé, comme alerté d’un danger imminent, par je ne sais quelle intuition.
Grâce à la retraite, nous développons ici, à certains moments, notre vision intérieure. Elle est plus « lumineuse ». Dans cette clarté une silhouette imagiShark noire, munie du hachoir, a jailli. J’ai de suite pensé qu’il s’agissait d’un adepte qui se camouflait en adoptant ses traits, et non de quelque divinité venue de l’au-delà !
En effet, il a bondi sur moi, sans autre forme de protocole, et a tenté d’ouvrir ma poitrine de part en part, en coupant avec vivacité, d’un geste très entraîné, avec le tranchant du couperet à main, affûté comme un rasoir. J’ai contemplé la vacuité du corps humain, et j’ai dissous ma forme dans la méditation. La boucherie subtile n’a pas eu la même efficacité, puisque ce meurtre imaginaire a rencontré le vide. Je n’ai donc pas subi de dommage... Cela s’est limité à une sacrée peur, et à une mise en alerte de mes défenses. Je crains que pour d’autres cela pourrait avoir des conséquences inconscientes. Ces coups de hachoir étaient si réalistes qu’ils pourraient blesser des vies subtiles. Alors peuvent-ils aussi donner la mort à distance, avec discrétion, en toute impunité ?

Pour celui qui a adopté cette pratique erronée, en faisant ce triste usage de la forme imagiShark, c’est probablement la manière de dominer les autres.

D’autres images sont venues confirmer l’existence de cette personne. Elle essaye visiblement d’intimider, voire de supprimer les gêneurs, et je fais partie de ceux qui fouillent dans son jardin secret ! Le danger est donc revenu la nuit suivante, hier, au cours de mon endormissement. J’ai subi cette fois une terrifiante méditation « musclée ». Le même yogi visualisait certainement, depuis sa chambre, au cœur de la nuit, qu’il me passait à tabac, en jouant de la puissance que confère l’identification au corps griffu et flamboyant d’imagiShark. Il m’a roué de coups imaginaires. Puis il m’a rôti à la broche. Il m’a assaisonné avec de la sauce Tabasco ! Enfin, il m’a dévoré comme une volaille humaine. En adoptant cette identité noire, il ne montre, semble-t-il, ni culpabilité, ni peur, ni retenue. Il semble aimer cette terreur imaginaire qu’il impose... Mais c’est un guerrier de l’ombre très fluide, et totalement identifié au personnage. Je n’ai pu deviner de qui il s’agissait. J’étais bien trop occupé d’ailleurs à méditer que j’avais fondu dans l’espace, afin de ne pas m’exposer aux crocs qu’il plantait dans mon corps !

Nous devrons donc identifier qui se cache derrière le masque obscur. C’est de toute évidence un ancien des séminaires de trois ans, car il maîtrise parfaitement cette technique discrète qu’on apprend pendant les retraites successives. Sa visualisation est complète. À chacune de ses deux agressions inopinées, il en maintenait en permanence les détails : hardes en peau de tigre, collier de têtes humaines fraîchement tranchées, dentition gigantesque et ongles recourbés à ses larges pieds, flammes brûlantes autour de son corps ténébreux... S’agit-il d’un moine, normal en apparence ? Peut-être, enseigne-t-il la bonté et la compassion à quelques disciples ? Alors, ne trahit-il jamais ses « impulsions » et leur sombre secret ?

Je propose que nous lui tendions un piège afin de le démasquer. Mettons à profit notre technique onirique à plusieurs ! Le plus difficile a été fait : nous avons appris à rêver tous les trois ensemble. Nous savons maintenant comment fusionner à distance notre attention consciente avec celle de Gondor. Il nous suffit de réunir nos songes ce soir. Nous imaginerons en nous endormant que nous sommes ensemble.

Il nous faudra aussi recourir à un « appât » de choix pour aimanter la venue de ce terrible yogi, c’est-à-dire pour le faire surgir de l’ombre, au moins pour quelques instants, et le démasquer... Je vous suggère de commencer notre session en imaginant que Gondor est au milieu de nous. Nous lui demanderons conseil pour mettre au point les détails de la souricière... À tout à l’heure, au cœur de la nuit !

Amicalement vôtre,
Ismaël Tchang


Nous verrions bien...
Pomme et moi étions quelque peu fébriles à l’idée de devoir rêver avec Tchang, à distance, pour la première fois. Pomme nous fit une infusion de tilleul à la farine d’orge qui détend, mais garde l’esprit clair, tout en nourrissant le corps, sans le surcharger. Nous nous endormîmes sans problème grâce à sa tisane, côte à côte sur le tapis afghan de son salon de musique, afin de ne pas nous perdre au moment du début du sommeil.
Nous émergeâmes dans le rêve, comme nous nous étions assoupis. Tchang se tenait près de nous, et souriait de nous voir, Pomme et moi, main dans la main... Nous nous redressâmes pour constater que nous n’étions pas seuls. Kim se tenait en tailleur, et m’accueillit par quelques mots de bienvenue :

— Depuis votre visite à ma chambre, dans la petite pagode au-dessus du temple, j’ai attentivement fait des souhaits pour vous, Antonin. Percevant que vous risquiez de remuer la boue, et craignant pour votre vie, j’ai focalisé plusieurs de mes contemplations quotidiennes afin de vous accompagner discrètement... Ce soir, l’intensité de vos pensées réunies a littéralement attiré mon corps de rêves vers vous...

Un autre était là, nonchalamment assis en pantalon de cotonnade. Son torse nu, ainsi que son visage, étaient peints de larges traits rouges et blancs, encore frais. C’était Pablito, mon ami indien, avec ses couleurs tribales, sur le sentier de la guerre. Devant notre surprise, il sourit :

— Je vous apparais en ce moment parce que l’art du rêveur est l’une des spécialités des peuples indiens. Nous le pratiquons en famille depuis notre plus tendre enfance. Nous ne serons pas de trop pour attraper cette ombre...
Nous formions un cercle au milieu duquel Tchang nous demanda de visualiser Gondor. Celui-ci apparut, aimanté par la focalisation de nos attentions, allongé confortablement et souriant :

— Bonsoir les amis, si vous me voyez comme ce vieillard ridé, vêtu de vieux oripeaux de moine, vous n’attirerez pas notre rapace. Il lui faut de la chair fraîche. Visualisez-moi plutôt comme un garçon de dix-huit ans, plein de vigueur et de grâce, avec un teint de lait.

Nous suivîmes son conseil. Gondor rajeunit visiblement devant nous, devenant blanc et rayonnant, comme un adolescent en pleine force de l’âge.

— Quel bienfait que d’être vu ainsi, jeune et beau, soupira d’aise Gondor ! Maintenant, les amis, vous allez imaginer que vous disparaissez dans la nuit, en restant auprès de moi. Il vous suffit de penser à votre corps de rêves comme indissociable de la nuit, obscur, invisible et insondable...
Puis vous imaginerez que je flotte juste au-dessus de la fontaine qui surgit au milieu des pelouses du monastère. Là, nous ne serons plus très loin de votre « oiseau de nuit », et il devrait être attiré par une victime juvénile ainsi offerte sans défense. Dès qu’il se préparera à m’ouvrir le ventre avec son couperet, afin de dérober ma jeunesse et ma force de vie, vous surgirez de l’ombre comme l’éclair. Vous lui tomberez dessus tous ensemble, sans trop tarder si possible, car je n’ai pas envie de finir comme une boîte de thon !

Nous avions donc disparu en apparence dans la nuit bleu marine. Gondor, allongé et comme endormi, apparaissait, blanc et lumineux, flottant au-dessus des eaux bouillonnantes de la fontaine du clos monastique... Un vrombissement semblait venir de loin. Une moto immatérielle s’arrêta sur la pelouse, un homme vêtu de cuir regardait par son casque entrouvert :

— C’est vous Gondor ? Que faites-vous là dehors ? Je vous emmène faire un tour de Harley ?

Gondor fit signe à notre Bobby de passer son chemin et de ne pas s’attarder :

— Pas ce soir Bobby, j’attends quelqu’un...

À regret Bobby glissa dans le monde du rêve au guidon de sa Harley rougeoyante... Mais une autre silhouette se rapprochait entourée d’un flonflon de musique techno, c’était Fabrice, le standardiste :

— Bonsoir Gondor, je passe le mur des 240 beats per minute[8] !

— Tu es en train de rêver mon bon Fabrice. Tu t’es encore endormi avec ton baladeur en marche et les écouteurs sur tes oreilles !

Fabrice s’éloigna, tout auréolé d’une musique techno qui semblait faire pulser son corps de rêves...
Des moniales s’approchaient, semblant désirer que Gondor satisfasse à quelque besoin qu’il n’était pas si difficile d’imaginer.

— Pas ce soir, les filles...

La nuit semblait devenir plus calme. Sans doute le sommeil profond s’emparait-il de la plupart des disciples, occultant leurs consciences...
Quelque chose sembla bouger dans le noir, un insecte ?
C’était un imagiShark rituel. Il surgit, de très petite taille, comme miniaturisé, observant le corps blanc, offert et vulnérable, et surveillant les environs. Lorsqu’il pensa qu’il n’y avait aucun danger, il grandit et apparut, entouré d’une atmosphère de précision, de clarté, mais aussi de pouvoir et d’aversion. On ne pouvait distinguer qui se cachait derrière ces traits. Il émit un soupir, et approcha son couperet du ventre de Gondor, puis tendit son bras, comme s’il s’apprêtait à faire une profonde incision de bas en haut.
Gondor ne bronchait pas, ne cillait pas. Au moment où le couteau galbé descendit, nous surgîmes de la nuit comme des anges gardiens, et nous jetâmes à cinq sur notre proie, l’agrippant et la ceinturant. Je saisis une jambe, le toucher en était désagréable, mais il se dégageait une puissance singulière à son contact. Nous avions déséquilibré notre imagiShark, mais sa force semblait se nourrir de nous.
Il se fit à nouveau minuscule, et disparut dans la nuit comme il était venu. Et nous restâmes enchevêtrés les uns sur les autres, les mains vides, dans notre songe partagé.

Cependant nous entendîmes au même instant le bruit d’un sac en papier aluminisé qu’on froissait précipitamment. Et nous sentîmes simultanément le parfum bacon si caractéristique des chips CrispyMax. Traduisant notre découverte, Kim s’exclama :

— C’est Crocki !



Notes :
[1] « Karma » : [skt], action ou activité. Évoque le dynamisme du vivant mais aussi les relations supposées des actes et de leurs conséquences ultérieures.
[2] [Rus.], Usine Automobile Lénine.
[3] « Cheese-cake » : [angl.], gâteau au fromage blanc.
[4] Néol., [jap.-angl.], « minuteur Zen ».
[5] « Ayurveda » : [skt], système de médecine traditionnelle, issu de l’Inde.
[6] « Nirvana network » : [angl.], littéralement « réseau d’illumination ».
[7] « Diamantin(e) » : adj. semblable au diamant , c’est-à-dire pur et parfait.
[8] « Beats per minute » : [angl.], rythmes — ou pulsations — par minute.