mardi, juillet 30, 2002

Qui a fait cela ? Mystère. Nirvana, le réveil des Oiseaux (la suite1)

Nirvana, le réveil des Oiseaux, l'aventure continue...
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V
IMAGISHARK PRÉDATEURS
LÂCHEZ-MOI CE HACHOIR !


Je rentrai chez Pomme avec une bonne moisson de faits. Et je savais désormais que nos eurolamas étaient conscients de la fragilité particulière de la vie humaine...
Pomme était à son clavecin, et jouait son menuet de Rameau favori. Je la saluai d’un petit signe, en passant sur la pointe des pieds devant le salon de musique. J’allai dans ma chambre, afin d’envoyer à Tchang la synthèse de mes observations, avec l’aide de mon fidèle ordinateur Powerbook
[1].
Cependant, une étrange sensation se produisit peu à peu dans ma poitrine, alors que je dactylographiais sur mon écran les impressions de cette journée. Une sorte d’oppression commençait à envahir le thorax, comme si j’étais en proie à une sorte de « stress » excessif. De plus quelques visages étranges de couleur noire apparurent, évanescents comme des hallucinations, lorsque je fermai les yeux. J’envoyai l’ensemble des informations, avec également mes questions à Ismaël concernant cette fugitive perception onirique, et cette sensation de poitrine serrée, si inhabituelle pour moi...
Déjà Pomme m’appelait pour le souper qu’elle avait apprêté, et m’annonça un de ses menus « Zen » :

— Mona Lisa souriant au bouquet de fleurs de sel.

Il s’agissait de frites, Mona Lisa étant la variété des pommes de terre, que nous accommodâmes fort joyeusement en prenant un peu de fleur de sel de Noirmoutier, d’Aigues-Mortes et de Guérande dans les trois petites boîtes que Pomme avait disposées devant nous sur la table.
Je résumai pour elle les trouvailles de la journée, et lui demandai conseil pour ces sensations douloureuses à la poitrine, et pour ces apparitions incertaines qui semblèrent passer rapidement au moment où j’avais fermé les yeux. Sa réponse fut sans hésitation :

— Cela ressemble fort aux imagiShark utilisés dans ce monastère. Ils se présentent dans la statuaire himalayenne comme ces énergumènes sombres, avec de grandes dents et une expression courroucée. On les voit à droite des autels dans les temples... Leurs sculptures y sont dans une grande vitrine au fond couleur bleu nuit... Les uns ou les autres, parmi les disciples, les visualisent comme des recours propitiatoires pour toutes sortes de choses de la vie... Il se trouve que j’ai eu aussi des désagréments semblables aux vôtres quand j’étais au monastère. Il a suffi que je joue Vivaldi en chantant son Stabat Mater pour que cela s’estompe et disparaisse, après que je me sois installée dans cette maison. Ces imagiShark n’aimeraient-ils pas la basse continuo du clavecin, ni mes airs d’oratorio pour castrats ? Cela les ferait-il fuir ?
Vous verrez bien s’ils apprécient votre sociologie ! Leur liriez-vous la théorie de la bureaucratie par Max Weber
[2], d’une voix monocorde, qu’ils vous laisseraient bien tranquille...

Je lui avouai que lire Max Weber dans le texte me faisait encore plus souffrir que ces étranges imagiShark nocturnes !

Lorsque, à la veillée, je consultai mon courrier électronique, Ismaël me confirmait l’intuition de Pomme :

Cher Antonin,

Merci de tes pages. Je réponds ce soir à ta question concernant ces effets indirects de ta curiosité. Il s’agit probablement de l’activation du système de protection subtil de l’institution dont tu as, sans t’en apercevoir, pénétré le champ, et outrepassé les lignes de force implicites, aujourd’hui. Ce « système » est indéfinissable. Il est nulle part et peut agir partout... Mais on le représente simplement ici sous la forme d’un « imagiShark » noir et grimaçant, agitant de la main droite un couperet et, de la gauche, un bol plein de sang. Il est montré trépignant un corps humain ou deux, de son pied aux longs ongles acérés.
Il servirait, outre à soulager les disciples de leurs peurs et de leurs conflits intérieurs, à asseoir l’autorité et les priorités qui président aux destinées du culte. Quelque chose attaque les opposants potentiels à ce dernier, en infligeant toutes sortes de sensations désagréables. Cela décourage ainsi des initiatives humaines, même valables, au moment où elles vont dans un sens qui est défavorable au système tantrique. La manière dont cela se passe est bien sûr impossible à comprendre.
Le bouddhisme et le Tibet constituent des couvertures idéales, puisqu’ils sont des symboles de non-violence. Il se peut très bien qu’en filigrane du monastère il n’y ait plus aujourd’hui de ce véritable bouddhisme ancien, sinon les peintures, les conversations et le vocabulaire de la méditation... Il m’a semblé, en effet, que les émotions hostiles et la volonté obtuse de certains disciples y sont transformées. Alors sont-elles simultanément utilisées comme « matériau » d’intimidation et de domination, en étant projetées sur d’autres à l’extérieur par un réseau invisible, complexe et incompréhensible ? Ces phénomènes peuvent même circuler, apparaître, disparaître, se jouant de l’espace. Rien de très engageant, n’est-ce pas !

Heureusement l’être humain est protégé, et le mystère de la vie nous entoure. Il y a des défenses qui peuvent nous préserver des imagiShark prédateurs, lorsque c’est nous qu’ils « attaquent ». Les psychologues appelleraient cela de la psycho-neuro-immunité
[3]. On devrait même parler de « socio-neuro-immunité » dans le cas où des groupes de personnes sont concernés. L’expérience en retraite me suggère que le système des « imagiShark » est assez coriace ! Il faut donc doter notre propre protection d’une résistance supplémentaire... Pour cela la méthode est aussi simple que le problème est... complexe ! Te souviens-tu de la manière effroyable, mais terriblement efficace, qu’utilisèrent les Communistes chinois sur le Toit du Monde ?
Dans les années 50, ils dominèrent sans difficulté les régions du Tibet où le lamaïsme était pourtant très puissant. Cette occupation utilisa les armes à feu et les camions de troupes, la torture et les massacres d’innocents, mais surtout et progressivement la stratégie du grand nombre. Les lamaseries étaient censées protéger le Toit du Monde des envahisseurs potentiels, avec les rituels des imagiShark. Les Chinois ont limité cette religion qui leur était hostile, en détruisant ses temples. Ils ont dilué cette culture puissante, par la foule des colons de Chine. Ayant dépassé la masse critique, l’effet de nombre a été efficace. C’était la manière aussi de neutraliser les magies de certains des cultes rendus aux imagiShark. Des disciples, acculés au désastre de leur tradition, se sont évidemment déchaînés contre le terrible envahisseur, en mettant leur courroux et leur religion au service de leur liberté humaine...

Les « imagiShark » sont des reflets, semble-t-il, d’une communauté et des personnes qui y vivent. Les effets désagréables que tu ressens puisent probablement à la passion religieuse des disciples, et surtout à l’esprit de corps qui les réunit.
En somme, le nombre des fidèles est un facteur de l’efficacité de ces « effets spéciaux ». Il suffit de mobiliser, si l’on est victime, un nombre d’individus supérieur à celui qui est impliqué pour les produire. Il y a en tout cent eurolamas. Tu ajouteras les cent huit retraitants actuels. Tu additionneras à ce chiffre celui des cinq cents disciples fervents à l’extérieur. Ils vénèrent ces mêmes effigies terribles, et participent donc à ce système... Il faudra t’assurer d’un nombre plus grand d’amis et de relations !
Je te suggère quelques pistes : le groupe spirituel sympathique, le mouvement militant courageux, le réseau de l’association caritative... Je te laisse choisir ceux qui te paraîtront les plus bienfaisants, puisque tu es, par ton métier de sociologue, familier des réseaux ! Enfin, tu dois simplement demander de l’aide à un autre maître tantrique qui connaît parfaitement les techniques des imagiShark. Le daïla lama serait de bon conseil. Appartenant à une autre école, il aurait plus de facilité à intervenir, grâce à sa « différence ». C’est qu’il a été exposé dans sa propre tradition à une large faction qui utilisait un des « imagiShark » contre son propre personnel politique... Des meurtres au couteau ont même été perpétrés contre les sympathisants du daïla lama, au nom de ce symbole sinistre. Ce bon daïla lama a dû sévir, et faire publier un livre jaune des méfaits commis sous le couvert de la religion. Il a fait interdire ce culte dans ses écoles, puis exclure ses récalcitrants. Il sera à l’écoute...

Hélas, je suis incapable de t’offrir de l’aide. Je vis parmi cela même qui te nuit en ce moment ! En retraite j’y participe, bien involontairement d’ailleurs, puisque j’adhère à sa vie de groupe ! Nous chantons ensemble ce rituel, rythmé par un puissant tambour, pendant une heure et quart, tous les soirs ! Des instruments à vent aux sonorités antiques et rauques font revenir cette stridence du fond des âges.
Ce recours magique est d’une antiquité antérieure au bouddhisme. Il te faut donc demander sans timidité l’aide à la vie.
Bien à toi,
Ismaël

Je fis partir un courrier électronique à Dharamsala, en Inde, siège du Tibet en exil, à l’attention du daïla lama, lui présentant la situation, et lui demandant conseil. Il me fit répondre de suite, par cette « magie » instantanée que permet parfois le courrier électronique d’un bout du monde à l’autre :

Cher Monsieur,
Je suis désolé que vous ayez ces quelques désagréments, suite à votre recherche auprès d’une institution issue de la culture himalayenne.
Je vous suggère de prendre une nourriture plus substantielle et plus riche pendant ces moments, de mettre à profit ces heures pour des tâches pratiques, de faire travailler davantage votre corps et de solliciter plus intensément tous vos sens.
Ainsi des impressions psychosomatiques nocives, telles que vous les décrivez, ne pourront avoir le dessus sur vos propres perceptions, sur vos choix et sur l’intégrité de vos sentiments.
Vôtre sincèrement,
S.S. le daïla lama

Ma poitrine était déjà moins douloureuse !
Je téléphonai à mon cousin Jean. Avec son épouse, ils étaient les membres d’une bienveillante paroisse charismatique chrétienne, et avaient l’habitude de faire de profondes prières en groupe. Je lui exposai mon cas, et balbutiai en lui confessant une fois de plus mon irrémédiable agnosticisme. Il m’assura que cela ne faisait rien, je serais « évidemment dans leurs prières » :

— Alors, Dieu qui est Amour te viendra en aide. Ses anges te regardent...

Cela allait de mieux en mieux, je n’avais presque plus mal dans la région du cœur.
J’appelai Antoinette, que je connaissais depuis de longues années, et qui pratiquait un chemin d’évolution impeccable. D’une moralité et d’une intégrité parfaites, elle était toujours là quand il le fallait, avec le geste et l’attention justes. Elle avait autour d’elle un auditoire averti et éduqué, qui pratiquait la technique de relaxation dynamique et appréciait tant l’autonomie que le bon sens. Elle me rassura de sa voix agréable. Toutes ses relations amicales me « visualiseraient au milieu d’elles » dès le prochain colloque intitulé « Couleurs » :

— « Nous donnerons le meilleur pour vous imaginer entouré d’un champ de lumière dorée, comme si rien ne pouvait vous atteindre désormais. »

Fort agréablement, mes sensations déplaisantes avaient disparu, comme si des effets bénéfiques étaient déjà disponibles, avant même que ces solidarités ne se produisent réellement. Cette anticipation semblait attester de quelque dimension qui m’était inconnue, où ces phénomènes subtils apparaissaient, et où d’autres y disparaissaient... De temps à autre la vision d’un imagiShark aux longs poils noirs hérissés, aux grandes dents blanches, vint encore à la conscience lorsque je fermai les yeux. Je lui dédicaçai aimablement un air dansant des Rubettes, en écoutant le disque compact, tranquillement allongé sur un tatami en paille de riz pressée :

— Grosse peluche ébouriffée, cela va te changer des tambours et des trompes médiévales : voici « Juke Box Jive », le tube des tubes... Pose-moi ce hachoir à main ! Et puis, arrête de piétiner ! Vas-y, entre dans la danse, secoue tes pattes en cadence, et reprends bien en chœur :

All you’ve got to do is to move your feet
You can shake your body to the driving beat
It’s so easy...
So come on, baby, do it !

Pour l’apparition, je traduisis ces vers en français, craignant que sa connaissance de la variété anglaise ne soit succincte ! :

Tout ce que tu as à faire est de bouger tes pieds,
Tu peux te remuer sur ce rythme entraînant
C’est si facile...
Vas-y, baby, vas-y !
Ce fut décisif. Les images de cet « imagiShark courroucé » disparurent, et je m’endormis comme un loir pour une excellente nuit de sommeil réparateur...
Je m’éveillai seulement avec l’aube et les petits tintements de vaisselle, qui m’étaient déjà familiers dans cette paisible maison. Pomme, dans sa cuisine, nous préparait déjà ses fameuses crêpes géantes au Masdamer fondu, sa spécialité favorite pour le petit déjeuner. Elle arborait l’air amusé et mystérieux qu’elle avait toujours, lorsqu’elle me destinait l’une de ses surprises gastronomiques.

— Y aurait-il une nouveauté « Zen » imminente ?

Pour toute réponse, elle désigna, de la longue spatule en bois qui lui servait à tourner les crêpes, la large assiette en grès signée Muriel Grateau — Paris, où une galette de froment m’attendait. M’asseyant sur le banc de pin verni, je constatai que la crêpe était étrangement volumineuse en son milieu. La facétieuse cuisinière avait caché dessous un mince paquet rectangulaire, bien enveloppé dans du Scellofrais. Je dégageais ce dernier, sous le regard mutin de notre crêpière. J’enlevais le film protecteur qui le recouvrait : c’était un cahier Clairefontaine à la couverture bleue, comportant quelques dizaines de pages. Il était intitulé : « ma retraite contemplative, une fulgurante sérénité ». L’auteur était Pomme elle-même...



VI
MA RETRAITE CONTEMPLATIVE, PAR POMME :

UNE FULGURANTE SÉRÉNITÉ


« J’ai un jour entendu ce qu’on raconte des temps anciens, et comment les rochers dans ce temps-là, les arbres et les bêtes s’étaient entretenus avec les hommes ; et justement pour moi, c’est comme s’ils étaient sur le point de le faire, comme s’ils allaient s’y mettre à l’instant même, et que je n’aie plus qu’à les regarder pour comprendre ce qu’ils veulent me dire[4]. »

Voici le moment de faire une pause. J’ai laissé le travail. Me voici dans la maison de granit où je prends de nouveau le temps de vivre. C’est une période contemplative pendant laquelle je m’en remets à mon expérience individuelle. Chaque journée, je découvre la solitude créatrice. Forte de mes bonnes résolutions de vivre sainement — sans télé, ni radio — à la campagne, je m’apprête à approfondir les moments privilégiés de la rencontre avec soi-même.
Voici juillet et ses fleurs, ses ors, son chaud soleil. Je reste au frais de mon ermitage, goûte à ce bonheur, et vois les ombres qui s’y profilent... Il n’y a rien à conquérir, rien à obtenir. Quelque chose prend l’initiative, et ce « quelque chose » révèle des esquisses d’un monde subtil.

La nature est devenue complice. L’écureuil court sur le portique en bois du jardin. Il vient près de la maison, alors que je prends mon repas. La cuisine est éclairée, de part en part, par la lueur qui décline vers l’horizon. La radiance claire illumine aussi ma petite fenêtre du côté Nord, depuis l’intérieur. Mû par l’attrait du soleil qui vient du cottage, l’écureuil ne perçoit pas qu’il y a un carreau. Il tente d’entrer en appuyant ses pattes sur la vitre. Je le regarde poussant de toutes ses forces comme s’il voulait entrer dans cette lumière. Il est très joli. Il est roux comme les feuilles d’automne. Il reste quelques instants, levé sur ses petites pattes, avant de comprendre qu’il ne peut traverser la transparence du verre. Nous nous croiserons pendant les jours, les semaines et les mois qui suivront bientôt. Il aime mon silence ; et ses cabrioles, de branche en branche, agrémentent ma promenade quotidienne au jardin. Grand amateur de noisettes, il les chipe volontiers sur les coudriers qui forment la haute haie champêtre. Il y compose ses menus gastronomiques. Il a fait son nid dans une vieille bâtisse paysanne qui jouxte la villa, au secret de son grenier. Il bondit, et semble trouver un vif attrait à ses cascades pour rejoindre son ermitage, à l’abri du toit d’ardoises.

Je rénove mon grenier, en vue de l’isoler avec de la « laine de roche ». Pendant ces quelques travaux, un trou bée au plafond. Un campagnol en profite. Il trouve le chemin jusqu’à mon lit. En pleine nuit, il se blottit sous ma couverture, tout contre ma jambe. Sans me mordre, ni manifester d’impatience ou de peur, il monte sur mon corps, sous la couette. Il se ralentit quelques instants, comme s’il appréciait la chaleur ! Je sens ses petites moustaches et son museau frais qui chatouillent mon flanc, puis mon visage. Il repart sans hâte vers son vaste grenier, et me dit ainsi adieu à sa façon.
En effet, dès le lendemain, un chat aux yeux verts qui aime venir faire ses sommes dans le fenil au-dessus de ma chambre, y trouve le campagnol. Un affreux hurlement déchire la nuit, un combat sous les combles me réveille : le rongeur est mangé cru. Je termine alors l’isolation et obture les derniers espaces laissés vacants...

Mais voici que deux autres campagnols ont déjà trouvé le chemin de ma réserve, en bas. Là, parmi les bocaux et les paniers d’osier, ils mènent bombance. Ils s’attaquent aux couvercles en matière plastique des bacs en Pyrex qui préservent le fromage Masdamer.
Je me décide à sévir. Je ne dois pas recourir à l’empoisonnement ni à la violence. Je relogerai donc les deux amis dans un habitat convenable, où ils n’auront pas faim. Avec une grande souricière que j’appâte avec de la farine de froment biologique, j’attire les comparses. Les voici bien attrapés.
Je place la souricière et ses hôtes sur le porte-bagages de mon vélo électrique. Nous allons jusqu’à un dépôt d’ordures ménagères, situé à plusieurs kilomètres. Les deux compagnons y trouveront pitance. Je les relâche et rentre, ravie de mon ambassade.
Depuis, je n’ai plus la visite de campagnols...

Quant aux araignées qui tombent dans l’évier de la cuisine, je prends soin de ne pas les asperger, et de me cantonner à l’autre bac pour ne pas leur nuire. Je mets à leur disposition un torchon, que je fais reposer sur le fond, et remonter sur le bord. Dans la nuit, elles peuvent, si elles le désirent, s’en aller tranquillement, après l’exploration du paradis blanc de céramique. La plupart mettent à profit cette échelle, et s’en vont vers de nouvelles découvertes...

Cet après-midi le soleil embrase le chemin qui longe la maison. Un jeune milan, de quelques frémissements d’ailes, vient planer à ma hauteur. Assise sur le banc de granit, me réchauffant au soleil, je me trouve à deux pas du rapace. Il est gris clair. Peut-être, la chaleur du chemin lui donne-t-elle l’audace de venir ? Le petit milan vient nicher la nuit dans mon buis centenaire. Au matin, allant humer la rosée, je le contemple s’ébrouant dans le feuillage parfumé. Puis, saluant la nature, il déploie ses ailes...
Curieusement, un an plus tard, un autre bébé milan suivra de même le petit chemin de devant la maison. De la même façon, à ma hauteur, il file droit, porté par l’air. Il n’a besoin, lui aussi, que d’infimes frémissements d’ailes. Il plane à un mètre cinquante du sol, comme suspendu. Il provoque ce chuintement, ce souffle caractéristique du vol des rapaces, qu’il est rare de pouvoir entendre.

Je remplis des mangeoires suspendues avec des graines de tournesol. Les rouges-gorges, les mésanges, et même le geai du voisinage sont émoustillés par les grosses graines. Ils savent les décortiquer une à une, et ne rien en perdre. Ils constituent rapidement une tribu fidèle à ces « buffets ». Et, la nuit, j’ose à peine les déranger lorsque je ferme les volets de bois, dans leur sommeil qui est plus tôt que le mien. Car une troupe de ces oiseaux libres niche sous les larges solives de la terrasse... Je réside au milieu de ces vies intenses, et découvre ainsi que la solitude n’existe pas...

Les heures coulent, parfois trop vite, les journées s’estompent, d’un lever de soleil à un lever de lune, sans que puisse s’arrêter le flot du temps. Mes assiettes de légumes étuvés et de riz, le lait de soja et les confitures maison me satisfont, à quoi bon demander davantage à la vie ? Végétarienne de nouveau, sans haine excessive pour les insectes qui piquent lors des assises au jardin, je me réconcilie avec une vie curieuse, et souvent enjouée, qui m’a portée jusqu’ici. Les nuits, une vie intérieure illumine parfois l’obscure chambre que rien ne dérange sur ce coin de terre suspendu au ciel... Les songes glissent vers des images colorées et sonores, des impressions de connaître... Je suis portée par le silence. En effet, j’ai renoncé à parler, sauf en cas de besoin. Chacun autour respecte, quand il le découvre, ce désir de mesure. Alors tout devient plus riche, préservé par la modération. Le jardin délicat, clos par ses grandes palissades de mélèze, conspire dans son murmure de grillons.
Une musique s’élève des choses de la vie quotidienne. Même les objets usuels deviennent amicaux, comme s’ils avaient, eux aussi, envie de vibrer. Peut-être, le recueillement que je traverse est-il projeté inconsciemment vers les expériences de cette vie simple. Un soir, le monde des songes s’ouvre d’un coup, et des chants exquis issus d’une source de béatitude pure, emplissent la nuit de leurs harmonies et de leur évidence : le monde est prolongé. Il existe aussi autrement. Doit-on se boucher les oreilles comme Ulysse avec ses sirènes ? Eh bien, je laisse ces perceptions agréables venir et passer, telles les vagues d’un océan invisible, comme le paisible ressac de la mer.

Que je souffre ou que je sourie, le corps est ralenti. Chaque geste de la vie quotidienne est devenu un peu plus attentif. Et même le moment de préparer le petit déjeuner est un voyage de la main sur le plan des détails et des textures.
On me voit quand même prendre le vélo électrique toutes les semaines pour faire des emplettes. Je roule au plus prudent, les réflexes ont ralenti. Et la vitesse paraît une folie, un monde de précipitation que je ne peux plus accueillir. Les voisins qui croisent mon Alcyon vénérable à dix kilomètres à l’heure, se demandent quel changement a bien pu se produire dans ma vie, moi qui filais sur les routes, à la vitesse du vent et des printemps qui reviennent !
Je décide de me laisser pousser les cheveux pendant deux ans, à vivre jusqu’au bout ces heures, ces mois de répit, qui sont conquis sur une vie trépidante. Il faut rencontrer la paix, découverte si tard dans la quête du voyage. Les matins, un instant de méditation consume un bâton d’encens dans un bol d’argile. Paisible éternité où la nature dehors entre par mes fenêtres largement ouvertes dans la chambre chaulée de blanc.

Les travaux d’entretien de ces arpents verts me divertissent. La journée se poursuit dans ces instants qui s’étirent des heures, voire des journées entières. Je ne suis cependant pas isolée : la nature, le monde, les autres parlent, sans parole, de par le temps libre que je prends.
J’écris à mes correspondants les plus chers, ou note sur des cahiers Clairefontaine à grands carreaux, les pensées qui nous inspirent.
Réconciliée avec le passé qui revient par bouffées de nostalgie, sans crainte pour le futur qui arrive déjà, je commence à faire le point. Les moments où je désherbe la pelouse, avec mon ciseau à gazon, sont le prétexte à explorer le mystère devenu plus accessible de la nature : un scarabée d’or, une fourmi, une araignée verte... Je les regarde, ou plutôt, il paraît naturel de recevoir de chacune de ces créatures un enseignement sur la vie. Même le grondement de l’orage, la course des nuages, les flots de lumière rouge du soir, sont comme les paroles d’un mystère multiple et bénévole, d’un silence empreint de douceur. Un monde de lumière cristallisé dans la forme s’éveille, et tout doré de l’intérieur, se réjouit.
Les proches qui passent savent que je ne reçois plus en ce moment. Ils laissent une trace de leur visite dans la vaste boîte aux lettres, un mot, un poème, une attention...
Je suis sans grand souci, mais sans vraie ardeur. Et je goûte au délice banal des éléments qui dansent leur sarabande ; la terre, l’eau, le temps et l’espace conspirent avec le soleil et l’azur une histoire où l’homme est un fils parmi tant d’autres, une œuvre d’art éphémère, un projet unique en révélation progressive, et un désir de conscience à partager avec ses semblables.
Existe-t-il des Dieux ? Contemplant les après-midi de splendeur et les arcs-en-ciel qui s’estompent, je me demande si de grands démiurges transparents ne courent pas dans mon ciel, et ne jouent pas à saute-mouton avec ces chers cumulonimbus blancs ! L’eau qui gambade dans les précieux ruisseaux est le bruit qui divertit et ramène au monde.
La cuisine et son carrelage de faïence blanc constituent le repaire où les repas façonnent un être selon les besoins de son corps : manger, courir les prés, voir le monde de la lumière...



VII
EXPÉRIENCE DE MORT IMMINENTE (N.D.E.)
[5] :
AU SEUIL DE LA VIE

« Il constata, en y entrant, qu’il s’agissait d’un puissant jaillissement qui s’élançait, comme d’une source vive [...], pour retomber dans le poudroiement de milliers d’étincelles [...] ; cette jaillissante colonne avait l’éclat splendide de l’or en fusion ; rien, pas le moindre murmure ne se faisait entendre : cette grandiose féerie baignait dans un silence saint.
[6] »

Les heures du milieu du jour sont encore au zénith. Je m’étends sur le tatami. La relaxation s’élève, qui ouvre les portes de l’attention et du regard intérieur. Le souffle se ralentit. Le monde semble diaphane et les aiguilles de la pendulette sont comme arrêtées. Une brise flâne par les volets entrouverts. Quelque chose se passe. Un oiseau s’agrippe sur le chambranle de la fenêtre, et lance son chant : surprise. Il volette dans la chambre et se pose sur ma mince couverture. Je sens ses petites pattes à travers le coton blanc, et je ne bouge plus. Il chante ! Il chante dans ma chambre, perché sur moi ! J’aimerais garder ces moments, les voir s’étirer, et y faire, moi aussi, mon nid. Mais le temps attire ce visiteur ailé, qui s’envole et, mû par le phototropisme du soleil, jaillit vers le ciel pâle des chaleurs estivales. Le fil de ce rendez-vous avec les anges du bien-être continue cependant. Le principe conscient se meut alors.

Comme soulevé par une activité qui lui serait propre, il s’immobilise au-dessus de mon corps. Ce dernier est à la fois sous le charme protecteur de cette nuée d’or tactile qui stationne à un mètre au-dessus de ma forme physique, allongée paisiblement sur ce lit blanc. La conscience est donc à la fois dans ce halo pailleté, et dans ce corps qui a un lien avec lui. On dirait que la sagesse de mon corps s’en est extraite pour quelques instants. Je les contemple, intérieurement, depuis mes membres assoupis, comme un spectateur rivé à son balcon.

Dois-je partir ? Ma vie est-elle terminée ? Les heures et les jours ont-ils trouvé ici leur achèvement ? Il me semble communiquer avec ce champ de conscience lumineuse, là, juste à portée de moi.
Il se peut que ce soit une sorte de leçon. La vie est ici dissociée en sujet de lumière et en corps organique, afin de me montrer que nous ne sommes pas vraiment cette évidence de machine biologique pensante. Autre chose s’est mêlée, à nous humains, et nous donne la capacité de vivre. Ce corps de lumière sans forme qui luit au-dessus est doté des caractères de la sensibilité, et peut-être d’une certaine « connaissance ». Mais que sais-je, après tout, de la connaissance ? Rien de plus que cela : il est à la fois une essence de soi, et un aspect personnalisé d’une Humanité interdépendante et unie, de l’intérieur. Il appartient aux autres, mais il m’est personnellement accessible. Il est mon identité la meilleure sans doute, mais il est aussi le messager des autres, car eux aussi partagent cette sagesse et ce regard sans visage.

Bien sûr je reconnais la métaphore que les Chrétiens, par exemple, adoptent pour rendre compte de leur foi, et peut-être, pour certains, de leur expérience. Il me faut aussi découvrir que le bouddha n’est pas loin, non plus ! Il est peut-être une image qui doit garder son sourire, puisque ce que je découvre, animé de ce souffle délicat de l’or conscient, est l’aimable visage de la paix. Mais, il m’apparaît aussi que le culte bouddhiste est une aimable restriction de la connaissance. Pour la disciple fervente que j’ai été jusqu’à cet instant, c’est la fin de l’aveugle dévotion naïve à la tradition asiatique : mon corps est mis au monde et accompagné par d’autres subtiles réalités, mais il n’est pas d’exclusive orientale. Car ce que je vois au-dessus de mon corps, ce qui sourit sans forme, cette lumière mordorée et fluide, n’a pas de nom, de religion, de mot, ni de préférence. Il est donc sans valeur pour moi désormais d’affirmer un bouddha élitiste. Tout cela n’est qu’une question de dénominations, de vocabulaire, sans doute de foi et, en ce qui me concerne, sans aucune nécessité, dès cet instant que je vis, là. Je découvre de l’intérieur un peu de l’universalité de la condition humaine, une beauté, quelque chose de plus qui nous prolonge dans d’autres réalités, et la limpidité de son or volatil. Je reconnais, en ces instants, la part de vérité que contiennent tant le bouddhisme, le christianisme, le judaïsme, que l’islam : il y a une relation subtile à tout le corps de l’humanité qui dépasse l’incarnation charnelle et sa limite des sens. Ce lien, cette intimité ne sont pas connus de notre science expérimentale.
Il est donc naturel que je découvre aussi la valeur de l’agnosticisme : je ne trouve nul dieu à barbe blanche, nul credo de papier, nul dogme en lettres de feu, en ces instants. Il est bon aussi de regarder la vie sans religion, si cela nous ouvre à la réalité, à la bonté.
Enfin, les athées qui croient à la puissance de l’intelligence, à la force de notre volonté et de nos apprentissages, ont aussi leur bonne raison de croire en ce temps, ce corps et ces opportunités qui vont de la naissance à la mort. Il me faut reconnaître que ma conscience est liée à la vie, à ce corps physique. Si je quitte cette enveloppe, si patiemment éduquée, nourrie, lavée et reposée chaque jour, ma personnalité disparaît, je ne suis qu’un souvenir pour quelques amis. Comment pourrais-je mobiliser l’intelligence et le sentiment, sans cerveau et sans cœur ? Comment pourrais-je éprouver le désir et la prudence, sans membres et sans mains ? Comment pourrais-je m’émouvoir d’une fleur de pâquerette, sans yeux, sans nez et sans lèvres pour y poser un baiser ? Les athées ont donc, eux aussi, raison : il faut vivre. Il faut réussir. Il faut tailler une petite encoche dans l’univers, juste quelques décennies pour laisser une trace de lumière, pour avoir conquis le droit de se reposer... Tels des papillons diaphanes, nous n’avons qu’un seul printemps pour être. Tels des éphémères, nous ne possédons que le jour et la nuit pour vibrer et voler, pour toucher la chaleur et la fraîcheur, pour humer les senteurs de la nature et pour traverser l’univers. Ainsi se réconcilient le bouddhisme, le christianisme, le judaïsme, l’islam, l’agnosticisme et l’athéisme en ce moment au seuil de la vie et de la mort.


Face à ce « soi » qui s’élève, et me montre que je suis imprégnée de lui, sans que je le détecte d’habitude au quotidien, je vois bien que le corps a besoin d’autre chose que de nourriture et de thé. Il porte une autre réalité, peut-être un autre monde, d’autres évolutions. Me voici peut-être dans la relation à quelque mystérieux, bénévole et anonyme « seuil. » Ne faut-il pas une présence attentive et sophistiquée pour me permettre ce long rendez-vous avec ce flot d’or impalpable ? Cette beauté se révèle, nue, en un halo de luminosité majestueuse.
La science a cependant raison, je le sens, de ne pas exposer ces mystères du « soi » : ils seraient dévoyés. On en ferait des expériences à médiatiser, une banale technique de marchandisage... Alors je remercie discrètement les scientifiques de ne pas encore savoir que le corps est la partie dense d’un monde subtil, sage, complexe, multiple et uni tout à la fois, infiniment plus évolué que notre esprit humain... Ils protègent chacun, dans sa fragile évidence, de cette manière, dans ce silence qui est gardé sur l’essentiel... Mais, en ces minutes initiatiques, la question se pose : dois-je rendre mes armes et partir ? Dois-je laisser la vie ? Est-ce le moment ?

Deux possibilités sont, en effet, disponibles. La première est issue de ma qualité de moniale. Elle prône le détachement, le don de soi altruiste et le renoncement au monde. Il faut s’élever vers les « champs purs des bouddhas ». Il faut aspirer à s’unifier aux divinités de ces mondes, et se sacrifier pour les maîtres de leur culte tantrique. Imprégnée de ce « lâcher prise de l’ego », je me confie à ces instants.
Je suis cependant exposée à une autre possibilité, plus utile. Il ne me faut pas partir ! La vie est précieuse. Il me faut continuer, incarner des mots, des rêves, des idées, et jouer sur un clavecin baroque quelques-unes de ces sublimes musiques entendues en songes... Je dois assumer ma condition humaine. Je me dois de vivre.


Les deux perspectives apparaissent étonnantes, simultanées. D’un côté, je peux me fondre en ce halo limpide, qui stationne au-dessus de mon corps, clair et brillant. Je pressens que je continuerais, dissous en lui, l’aventure de la conscience dans la vastitude de l’univers. La mort du corps ne serait pas tout à fait un point final. La vie continuerait dans l’esprit, comme une énergie parcellaire d’une essence plus évoluée qui existe, agit et se fond, fluide, dans le cosmos. Mais le moi, ce sentiment d’exister, ce qui dit « je suis », serait probablement transformé dans cette expérience désincarnée. La jubilation de cette continuité spirituelle serait-elle étendue à l’univers ? Et existerais-je, quand même ? Serais-je en mesure d’éprouver la suite de ma vie ? Sans limites physiques, dépourvue de la pesanteur et des petites préoccupations humaines, aurais-je l’identité de Pomme, permettant de garder la continuité au-delà de la mort ? Je vois que cette vie humaine, ici et maintenant, est encore plus précieuse...

Cette perception comporte deux plans différents. C’est le corps qui donne le support indispensable à ma conscience. Il me semble que « Pomme » disparaîtrait de manière irréversible, au moment où son corps arrêterait de produire ses images du monde. Le principe subtil s’extrairait-il entièrement, le corps sombrerait aussitôt dans l’inconscience, et c’en serait fini d’un être humain. Je découvre ainsi la réalité de la finitude, cette mort que connaissent trop bien les Terriens. Et cela donne raison à Sartre qui affirmait à travers un de ses personnages littéraires : « Le ciel est vide, Dieu n’existe pas. » Je partage donc cette évidence, sans trouver cela très agréable. La mort est réelle. Le corps nous donne notre identité. La fin de nos cinq sens nous oblige à disparaître. La possibilité de revenir se fondre dans un plan invisible est un réconfort, certes. Il faut reconnaître aux religions ce mérite. Mais, s’identifier à la parcelle, ou à l’essence primitive, s’unir à ce flot de lumière vive, serait une manière de se dissoudre et peut-être aussi de... mourir à soi-même. La vie est de loin préférable à la mort.

Alors, sans que je le décide, il m’apparaît que cette eau de vie dorée qui vogue au-dessus de mon corps, à un mètre environ, me « dit » de ne pas faire maintenant son voyage dans les plans subtils. Il serait possible, bien entendu, de me fondre en sa luminosité. Je pourrais laisser ma conscience s’envoler et se mêler à ce « champ » immatériel. Je pourrai revenir à son expérience, et renoncer à celle d’humain, qui m’a été généreusement « prêtée » pour cette existence... La vie, qui rayonne ici, me montre autre chose : le sacrifice que j’ai accepté dans mon style de pratique contemplative est conforme à une religion. Mais ce don de soi total m’est restitué maintenant. Il m’est rendu, afin que je continue ma course sur la Terre. Il me faut donc revenir, raconter ce que j’ai vu, connu, compris, en ces instants privilégiés, et être une citoyenne de la Terre, comme tout le monde. Il se peut même qu’en ces instants, il me soit aimablement souligné le besoin de bien vivre, pour chacun de mes congénères, y compris pour moi-même. Il me faut donc renoncer à l’image sacrificielle, religieuse, où le meilleur allait vers un idéal dévot, une imagerie, avec ses bouddhas de stuc peints.


Il me faut accepter ce que le nuage d’or vivant me fait. Il me ramène sans ambiguïté à mon corps, et se dissout. Il m’enracine à nouveau, et disparaît comme par enchantement. Où est-il ? Je n’en ai pas la moindre idée. À l’intérieur de moi ? Un peu, mais pas nécessairement. À l’extérieur de ce corps ? Sans doute, chez tous les autres, mais peut-être aussi dans les étoiles, le soleil et la voie lactée !

Je retourne donc sans déplaisir vers une vie, une humble vocation à assumer, et vers le destin de tout être humain. Et je mets bientôt les objets de la foi, mes bibelots rituels du bouddha, dans un endroit paisible de la maison. Je les y range avec gratitude, sans plus m’en soucier que d’une guigne, y compris mon fameux moulin à prières électrique ! En revanche, je sors ma clarinette d’ébène de son étui, ma flûte alto baroque en palissandre de sa boîte de satin. J’installe dans mon salon de musique blanc, au vaste parquet de chêne massif, mes clavecins, à la tessiture baroque. Je déploie mes belles partitions des Quatre Saisons commentées par Vivaldi, et celles de Jean-Philippe Rameau. Musique ! Contrepoint et harmonie ! Diapason à 415 !

J’en finis ce jour avec la notion dualiste de « sujet » et « d’objet » de la sagesse. L’idée même de « maître » et de « disciple » n’a plus de sens à ce point. Puisque l’initiation est autonome, elle n’a pas forcément besoin de médiateurs humains. Je laisse donc la stylistique religieuse, sa charmante pacotille désuète, et sa jolie bimbeloterie ! Cette adhésion au bouddhisme était une expérience, utile sans doute. Mais elle n’a aucune nécessité, désormais, dans le corps humain où je vis.


Le surlendemain de cette N.D.E. (Near Death Experience), je me décide à aller me promener, et à retrouver les paysages du bocage. Passant à proximité du monastère où j’ai vécu comme moniale novice, j’y salue Sophiane. C’est une bénévole qui a longuement travaillé pour des associations humanitaires, comme Médecins aux Pieds Nus. Je l’apprécie, et ne résiste pas au plaisir d’une pause. Arrêtant le vélo électrique Alcyon à sa hauteur, je lui dis bonjour. Ma salutation est le premier moment de reprendre contact avec le monde, après ces expériences que je garde secrètes. Nous devisons gaiement, jusqu’au moment où Sophiane me demande avec sa gravité coutumière :

— Sais-tu que David est mort avant-hier ?

David est un eurolama sociable et très capable, qui a fait construire, à deux kilomètres environ, un bel ermitage privé, pour y méditer les divinités de cette institution. Il a une quarantaine, tout juste, à découvrir, et un projet très paisible à vivre. Bénéficiant d’une pension d’invalidité pour un accident de moto, dont il a été la victime alors qu’il était âgé de dix-huit ans, il peut profiter de sa vie sagement, et méditer chaque jour. Il habite, comme moi, à quelques encablures de ce lieu monastique.


Interloquée, je reste sans voix. Je peux admettre un décès prématuré. Mais il paraît fort peu harmonisé avec son propre destin personnel, puisque David a juste fini de faire construire son bel ermitage. Il a même fait souder récemment de superbes chêneaux en cuivre, le long du toit de tuiles, pour en parachever l’élégance. Sophiane me narre ce drame en quelques mots. David est parti suivre un enseignement dans une autre région. Il a conduit son fourgon aménagé, qui peut lui servir de « camping car ». Il a assisté normalement à ces conférences bouddhistes d’été. Il s’est retiré alors du groupe, et a démarré son utilitaire de nouveau. Il l’a garé à quelques distances, le long de la route, sur une de ses « aires de repos ». On l’a retrouvé... décédé, spontanément et sans violence, le lendemain à l’intérieur... Sophiane ajoute ceci :

— Ironie de l’histoire, Crocki, qui avait bien connu David, faisait le même jour des enseignements d’été à proximité du monastère sur le thème de... la mort.

Je garde le silence. En mon for intérieur, une évidence se dessine : David aspirait à vivre. Il en avait besoin. Ce n’était pas « le moment » de mourir pour lui, son ermitage était juste prêt à l’accueillir... Il part trop tôt. Aucun « bouddha d’or » n’a pu sauver sa vie.
Ce que je ne dis pas à Sophiane, c’est qu’avant-hier, j’ai bien failli partir, en même temps, ou presque, dans « l’au-delà ! » L’expérience de mort imminente que je viens de vivre n’a tenu qu’à un fil. Or, quelque chose de bon m’a gentiment repoussée hors de la dynamique de la mort. Ce que j’appelle faute de mieux, « quelque chose », m’a remise attentivement dans mon monde, et m’a inscrite avant-hier, de nouveau, dans la vie humaine. Cela a renouvelé ma citoyenneté charnelle, et l’a véritablement protégée. Sans visage et sans nom, cette aide inattendue est donc entrée de plain-pied dans ma réalité, et pour chaque jour qui naît le matin...
Au contraire, David avait-il tout donné à son « idéal bouddhique ? » Sa vie lui a-t-elle été « prise » prématurément ? Appartenait-il secrètement à l’un de ces « mandala » tantriques ? Goûtait-il en permanence, ou par intermittence, aux intenses béatitudes des « yogis » ?

Mon attitude était orientée différemment de la sienne, sans que je puisse en être certaine. Car j’appartiens intimement à l’humanité contemporaine, j’en suis une fervente supportrice ! Je suis ainsi rebelle à une image figée ou antique du monde. Je ne peux croire en un idéal animé de forces anciennes, hiératiques et stables. Car je suis, naturellement, éprise de la condition humaine !
La doctrine de la « dévotion » me faisait sourire, car je suis sans goût de l’exclusive ! Après avoir étudié dans les universités plus de onze années, j’ai entrevu un peu de la variété de la connaissance. Et surtout, je pressens mieux la valeur des diverses contributions humaines qui s’y enseignent ! Je ne peux donc adhérer à une seule doctrine du salut ! Il me faut la diversité, et surtout pas l’une de ces théories rédemptrices, qui affirment un chemin exclusif et qui prétendent toutes seules « sauver les autres ! » Ce discours simple, j’ai appris à le débusquer, à le regarder et à le pointer du doigt. Les réflexes sont venus avec l’expérience. J’ai appris à ne pas croire aux idées séduisantes sans les examiner. De plus, le contact avec les autres, que j’ai apprécié au cours de ma vie, m’a donné d’utiles points de repères. Enfin la découverte du monde — ces voyages qui forment la jeunesse — m’a permis de mieux me situer sur cette planète.
Je n’étais pas zélote, ni ivre de prédilections yogiques. Je me méfie instinctivement de ce qui blesse, coupe, ou fait mal. En particulier, je n’ai pas adhéré au symbolisme des hachoirs à main, des lances, des crânes ouverts et du sang vermeil, symbolisme terrible qui déborde des images bouddhiques anciennes de l’Himalaya. Quand j’avais une quinzaine d’années, je m’étais exprimée avec mon père au sujet de ses deux fusils, pour lui en déconseiller l’usage, car c’est une personne aimable et généreuse qui comprend tout. La seule vue, à la maison familiale, de ces quelques armes à feu me faisait frémir. Et je songeais d’autant plus aux aimables chevreuils et aux lièvres roux pendant mon jeune âge. Ce n’est donc pas possible pour moi d’adorer des images courroucées, portant la puissance et la nuit, comme celles du tantrisme himalayen.
Enfin, j’ai été dédiée aux autres par des intérêts intellectuels et par le travail. Et je voue à l’humanité réelle plus d’intérêt et d’appréciation qu’aux bouddhas de plâtre et aux images, un peu criardes à mon goût, des « divinités » en flammes !
Sans en tirer de conclusions hâtives, je songe que j’ai peut-être bénéficié d’une sorte de clémence des circonstances ? C’est comme si « la vie » m’avait sauvée, m’avait préservée, avec ce corps, sa parole, et cet esprit afin que je joue la musique du settecento. Cette apparition de luminosité m’a gardée, vivante.
Peut-être souhaite-t-elle, cette vie qui chante en moi, que je raconte cette modeste aventure aux contemporains de mes joies et de mes peines ?
Les réponses à cette question essentielle : « Qu’y a-t-il après la vie ? » appartiennent donc... à la vie, sans aucun doute, qui les garde bien... Chacun se fait son idée, à sa manière, selon ses prédispositions et ses expériences...
Ce qui est certain c’est que David, le lama issu depuis longtemps de la retraite collective de trois années, sous la direction de Gondor, a donné le meilleur : sa vie, le devenir, un destin d’homme. Il a tout donné. Il est mort, il avait à peine les quarante ans... Me voici, désolée de perdre un voisin, mais aussi un ami...



VIII
VACUITÉ
JE PEUX REGARDER LA MER


Quelque temps plus tard, une période s’ouvre où je me recentre. L’attention devient stable. Et la conscience, attentive ! Je peux de mieux en mieux suivre le flux de vitalité qui change, et qui s’affine à l’intérieur du corps. Je m’assoie et les heures passent, sans effort particulier de ma part. Les jours s’écoulent ainsi, pendant lesquels il me semble que je me prépare. À quoi ? Peut-être à sortir des sentiers battus de l’habitude.
Je commence à percevoir les mouvements intérieurs des énergies psychosomatiques. Un lieu est essentiel : il est situé au périnée. C’est vers un point précis, là, que semblent converger deux courants de vitalité subtile. L’un descend du côté gauche. Un autre flux interne converge depuis le droit... Ces fluides sont contenus dans deux larges « veines subtiles » dont je découvre l’existence. Elles zigzaguent de part et d’autre de la colonne vertébrale, un peu en avant de cette dernière.

Ces deux circulations ont des qualités différentes. Mais elles peuvent se réunir au milieu, dans un troisième canal axial, plus volumineux que ces deux conduits latéraux. Elles y pénètrent par une petite entrée, qui s’ouvre brièvement dans la région du périnée. Ces flux complémentaires s’y mêlent.
Même en quantités infimes, ils produisent ainsi une alchimie albescente à l’intérieur de ce mystérieux conduit médian. Sa cavité est vaste, elle s’étire de bas en haut du tronc. L’alchimie blanche s’y diffuse et s’y élève alors sans obstacle, sans la moindre pesanteur, sans l’emplir tout à fait. La méditation apparaît : dans l’espace vide de cette « artère subtile », des expériences immaculées et fraîches illuminent mon espace intérieur. Une béatitude nacrée irradie tout le corps. Une lumière vide, intense et inhabituelle pacifie ce dernier. Elle en révèle la complexité, voire le mystère qui s’y cache.
Ces vagues pures qui montent dans l’axe du buste ont une qualité « thérapeutique ». La masse physique corporelle va les absorber. Elle s’en trouve vivifiée, comme par un facteur de bonne santé... La puissance et la précision de l’expérience sont telles qu’il ne peut pas s’agir d’une sorte d’hallucination. Ces phénomènes sont, en effet, si inattendus que je ne peux les confondre avec rien d’autre, ni me méprendre sur leur singularité. Quelque chose se produit. Je réalise que c’est la vacuité dont parle la tradition orientale...
Autour du périnée, la base de l’organisme est stimulée et réchauffée par d’intenses circulations d’énergie. Mais, plus haut, le corps est submergé par le flot de luminosité froide et opaline, et il se rafraîchit. Les souffles se dissolvent en rayonnement vide et en béatitude éburnéenne. C’est comme si une fenêtre s’éclairait dans mon esprit ! Cependant, la tête doit rester sereine. Je dois préserver mes yeux de cet afflux lumineux venu du dedans ! Cela m’évitera de fatiguer ma vue. Je me redresse doucement, respire calmement, et les sensations oculaires redeviennent normales.
L’intensité de l’irrésistible fraîcheur opalescente fait se figer ma posture, comme si j’étais apparemment en catatonie, vu de l’extérieur. De l’intérieur il n’en est rien, l’expérience est vive. Cependant je m’absorbe dans cette dernière. Lorsque la vacuité culmine, sans même m’en rendre compte, je perds conscience...

Je me réveille allongée sur le flanc, au bord du matelas qui m’accueillait en tailleur. Combien de temps a passé, je ne peux pas le savoir. Je suis tombée dans le coma quelques minutes au moins. Ma position en chien de fusil est confortable, et d’agréables sensations se produisent. J’émerge dans une expérience relaxée et paisible.

Cependant ma joue est légèrement douloureuse. Bien que je ne puisse bouger mes bras ankylosés, ni toucher mon visage, je devine progressivement que ma tête a tamponné le galon du matelas lors de la perte de connaissance. Un léger hématome s’est déposé, ce sera à peine un « bleu ». Bien que la vacuité soit moins franche que tout à l’heure, il en reste une clarté ivoirine qui irradie dans mon corps. Ce dernier semble avoir bénéficié de cet évanouissement, car je me sens comme vivifiée par cette méditation profonde.
Des bruissements dans mes oreilles se font entendre. Il s’échange beaucoup de souffle vital, et les conduits auditifs résonnent doucement d’un flux qui siffle, pétille, et semble pénétrer tout le corps. C’est comme si mes « batteries » se rechargeaient rapidement, dans un plan où les entrées et les sorties du corps subtil me sont inconnaissables ! J’appartiens à l’humanité, mais je dépends aussi de l’inconnu. Il s’y produit des mécanismes précis : méditation, évanouissement, réveil, régénération. Je découvre qu’une faculté de « pilotage » inconsciente conduit les processus. Je ne la contrôle pas, je ne la vois pas, et je ne sais pas comment elle peut apparaître. Elle me fait traverser ces étapes, sans encombre...


Je suis donc sortie de l’apparence solide du monde pendant ces heures. Mais je dois continuer de vivre ! Pour me lever, je procède doucement. La vacuité et la félicité ont prélevé leur tribut sur ma force. Une petite nausée menace. Je dois aller vomir. Mieux vaudrait méditer avec le ventre vide ! Il me faut aussi me reposer. J’évite de dormir, afin que la cohérence de mes habitudes me revienne, et que je puisse ainsi retrouver complètement le sentiment familier d’être moi-même.
Ce n’est pas fini. Suite à un long moment de pause, toute l’expérience revient pendant la nuit, une deuxième, puis une troisième fois ! Mais, à la troisième occurrence, au petit matin, je parviens à contrôler la perte de conscience, et à ne pas tomber évanouie. Cela me montre bien qu’il ne s’agit pas d’un épuisement, ni d’une hystérie, puisque ma maîtrise augmente avec ces trois méditations successives. Cependant, si je conserve enfin la continuité de la perception, cet effort me fait perdre un peu de son intensité.
Au matin, je me sens faible, mais fraîche, comme régénérée par une vague de nouveauté. Comme renée, étonnée moi-même de ces possibilités insoupçonnées ! Toute inquiétude a disparu, balayée, dissoute dans ce bonheur.

Je dois prendre le vélo électrique pour aller faire quelques courses. Et je sens que la vacuité revient une fois de plus... au guidon, cette fois. L’air froid m’évite un arrêt urgent pour une quatrième méditation ! C’est un signe assez sûr que je ne suis pas entrée dans un processus incontrôlable : l’expérience s’estompe, et je conduis sans difficulté jusqu’au petit village voisin. Je ne serai donc pas la victime de cette découverte.


Les semaines suivantes, la « vacuité-félicité » se fait comme l’Arlésienne : j’y pense souvent, mais elle ne se montre plus. Cela me signale qu’il ne s’agissait pas d’autosuggestion, puisque leur désir, seul, ne permet pas de provoquer ces expériences. Et je songe parfois, à leur fraîcheur virginale, à leur espace lactescent, où je me régénère et me baigne, rajeunie...
Quant à « l’invisible » qui m’a invitée à cette rencontre, je suppose qu’il n’est pas loin. Mais il devient évanescent et discret, si bien que je me dois de faire comme s’il n’existait pas... Je reste sur ma faim. Je ne saurai pas à quoi il ressemble ! Je ne peux pas le percevoir avec mes sens limités de mammifère terrestre, alors que, pour cet invisible, je suis de toute évidence accessible et comme « transparente »... Le monde de la nature et ses lois physiques : voilà ce que je dois revivre. J’oublie bientôt ce qui se cache à l’évidence dans cette trame intérieure de la réalité...

C’est décidé : je conclurai bientôt ma retraite contemplative. L’expérimentation la plus intense est désormais passée. Et surtout j’ai découvert avec effarement, avec ma propre approche de la mort et le décès coïncident de David, que ces périodes érémitiques sont beaucoup trop sérieuses... J’aurais pu, moi aussi, y laisser la vie. Mourir ! Douchée par ce réalisme, par la brutalité de cette évidence, je me décide finalement à vivre, comme un être humain, à défaut de devenir sage. C’est la vie ! Je bénéficie de conditions privilégiées de silence et de solitude pour recevoir les instants privilégiés qui continuent, mais plus diaphanes désormais.

Par goût de ce style d’existence, équilibré et fécond en images intérieures, je continue quelque temps.
Je prolonge cette découverte, et aménage progressivement cette aventure paisible en direction d’un retour au monde. Je ménage des transitions. Je reviens peu à peu vers le siècle, après deux années et trois mois de retraite spirituelle autonome. Par la musique que je redécouvre, au clavier et à la flûte alto, ma sensibilité vibre à nouveau intensément. Par l’écriture, la lecture, les travaux de bricolage et des promenades plus fréquentes, je recouvre la mobilité et le tonus physique. Je sortirai vraiment pour la première fois de ce monde préservé à l’équinoxe d’automne. Il me faut choisir un instant privilégié pour ce baptême de septembre : ce sera à la pleine lune.

La nuit est le monde des songes. C’est aussi le temps de la clarté qui s’élève de l’esprit humain. Vif et vaste, il se fait à l’instar des étoiles qui pétillent dans la vaste coupole des cieux bleu noir. Des étoiles filantes, des météores qui s’élancent et disparaissent : autant de pensées qui éclairent un instant le travail de l’écriture et le révèlent. Au cœur de minuit, au secret des comètes qui passent, les heures courent et se font constellation à redécouvrir. Je crois que le soir est le berceau des livres, l’ombre : le lieu de leur enfantement, l’espace : la condition de leur genèse. Il me faut écrire ou partir. Car, si céleste est l’éternité fugace de la nuit, elle est aussi la confidente qui protège chaque voyageur. La nuitée sait préserver les secrets. Son beau manteau étoilé sur les épaules, le pèlerin sait que ses pas resteront sans empreinte.

Et si la spiritualité était dans notre modeste voyage ? Et si l’aventure humaine était simple ? Il ne faudrait rien changer, rien ôter, rien dénigrer et rien renier de nos vies. Elles expriment leur parcelle infime, fragile et unique tout à la fois. Y a-t-il une autre vie à inventer aujourd’hui ? Sans doute. Mais ces cadeaux que nous reçûmes avec l’époque de l’abondance sont à apprécier. Quel autre projet ? Vivre sereinement ? Les « sages » sont aussi des audacieux et des tendres. Quant à l’idée d’être une sainte, il m’a fallu la revoir ! Les saints conduisent les yeux ouverts, les mains crispées sur le volant, et leur désir d’arriver n’est pas moins grand que celui de tout voyageur.

Je suis juste une goutte de conscience... Je vis, à peine, car la nuit obscurcit mon sentiment de voyager, si je m’endors. Et chaque matin qui sonne, qui grandit et qui éclate, est le signe que je reviens. Vivre est déjà le mystère. Le sentir, le voir tout simplement : on n’a pas trouvé d’éveil ailleurs que dans un destin à parcourir. La vie devient le secret, mais il est partout désormais, tant à l’extérieur que dedans. Et c’est la respiration qui nous échange, le paysage et moi, en un rythme à comprendre. Il n’y a plus d’intérieur, plus d’extérieur. Je suis un souffle. Il n’est plus de temps, je suis un rythme. Il sera bientôt l’instant où le lointain se fait proche. Et cette impression fusionne les bruits, les odeurs, les images, les pensées et les impressions tactiles en un espace. La vie est parfaite : ce qui est lointain vibre, au-dedans, d’un or céleste et conscient. La nature est illuminée de l’intérieur. L’existence est apparente, car elle est la forme d’une sagesse qui lui est particulière. Les destins des choses sont des trésors qui luisent, qui rayonnent, qui illuminent. Car tout est pur, lumière sans égale, et semble éternel. Je peux laisser mes yeux regarder la mer.

Ici s’arrêtait le récit de Pomme. Je refermai son cahier, et le posai sur l’étagère de pin. Je m’adossai confortablement pour y réfléchir. Je comprenais qu’elle ne souhaitait pas évoquer à voix haute ses souvenirs. Elle savait que la parole, la conversation, l’autre qui nous interroge, trahissent parfois nos pensées, et la fidélité d’un témoignage. Oui, l’écrit gardait cette subtilité, avec ses virgules et ses points de suspension, et Pomme avait pu y déposer les ombres comme les lumières de son voyage intérieur...
Ce serait bien que Tchang découvre le nirvana de notre amie à travers ces mots...

À ma demande elle accepta donc que j’envoie à Ismaël une version numérisée de son témoignage, par Internet. Celui-ci répondit, en m’envoyant, quelques jours plus tard, ce nouveau courrier électronique :



Mon cher Antonin,

Pomme a donc découvert sa nature... Elle est indissociable du cosmos et de la vie... Elle est en relation avec la faune, la flore, et même le monde minéral... Elle sait désormais qu’elle fait partie de l’univers... Comment pourrions-nous survivre sans la terre, les animaux, les céréales qui nous nourrissent et les amis qui nous font rire ? Et comment vaincre la mort ?

Ici, de mon côté, je ne vais pas aussi profondément que Pomme dans l’absolu. Je n’explore pas encore le nirvana ultime... En revanche, je pratique le rêve lucide. Je me rends dans le monde intérieur de Gondor, et j’en découvre peu à peu l’imaginaire. C’est l’art toltèque des rêveurs qui donne les clefs les plus pratiques. Il m’a été enseigné par un ami d’origine amérindienne. Il s’appelle Pablito. De lui, tu apprendrais sans doute beaucoup...
Pour l’heure, j’aimerais rêver avec toi. Tu en as le potentiel, une capacité encore inutilisée, que tu peux découvrir. De cette manière, nous pourrions aller au-delà des portes dimensionnelles qui gardent secret ce monde intérieur. Nous pourrions accéder au cœur de ce qui nous préoccupe, en réunissant nos consciences, et en les faisant converger... Mais, pour y parvenir une première fois, il faudra que nous soyons ensemble, à ma chambre du centre de retraites. La proximité et l’écoute mutuelle nous permettront de ne pas diverger, et de garder le cap dans le monde insondable de la nuit....
Demain, à deux heures, j’attendrai ta venue. Il te suffira d’escalader la palissade, si le cœur t’en dit, et de passer sans être vu. Tu ne seras pas le premier à l’avoir fait, ni le dernier... Ma fenêtre ne sera pas verrouillée, la troisième des quatre, au rez-de-chaussée. Nous nous assoupirons ensemble, puis nous garderons la conscience dans le rêve... Et si Gondor nous laisse tourner la clef de diamant, les portes de son temple secret s’ouvriront. Ton ami, Tchang.



IX
RÊVE LUCIDE
« LE MOULBIF ENVOIE GRAVE LA PURÉE ! »


Je garai la Sm sur une aire discrète, à distance des centres de retraites. Deux heures sonnèrent au clocher du village distant de quelques kilomètres. Vêtu d’une tenue de sport Roots bleu marine, je me fondais dans la nuit et ses brumes fraîches qui erraient çà et là. Rasant la haie qui le longeait, je traversai à la course, le pré qui s’élevait vers le clos érémitique. Je glissai alors le long des hautes palissades, cherchant le point le plus accessible pour les escalader.


Je trouvai bientôt le cube de béton surmonté d’un emblème peint représentant les imagiShark courroucés du monastère. La pancarte faisait partie de l’arsenal magique traditionnel, et devait intimider les badauds. L’imagiShark noir, portant un sceptre et un bol de sang, s’étalait de manière dramatisée avec des couleurs primaires. Il décourageait les curieux, et désarmait toute velléité d’entrer pour des étrangers crédules. Sans me laisser intimider — ce n’était qu’un artefact sans réalité — je me servis de ce haut support de ciment brut comme d’un marchepied. Sautant vivement vers la palissade, je pus m’agripper de justesse au rebord de bois supérieur. Je passai par-dessus, et me lâchai le plus souplement possible de l’autre côté, atterrissant sans bruit dans le jardin de l’ermitage monastique.

C’était le moment où les moines dormaient profondément. Je comptai quatre fenêtres le long de la façade, et passai sous les premières, accroupi, afin de demeurer invisible depuis le bâtiment. À la troisième, je me redressai et appuyai doucement sur le battant. C’était bien là : Tchang n’avait pas fermé, et je pus pousser silencieusement les deux vitrages. J’enjambai l’appui et murmurai :

— Tchang, c’est moi : Antonin.

— Je suis là, tout va bien.

Le murmure de sa voix me parvenait du fond de la pièce. J’y pénétrai à tâtons, et sentis bientôt la main de mon ami qui me guidait vers la « caisse de méditation ». C’était une sorte de vaste couffin traditionnel, placé en face d’un autel vitré, contenu dans un habitacle bas en bois verni. Les jambes du moine avaient tout l’espace pour s’allonger sous l’autel, car celui-ci ne descendait pas jusqu’au sol, mais portait sur les montants latéraux du lit. L’ensemble constituait une sorte de vaste canapé comportant un bon dossier et des accoudoirs, permettant, pendant la journée, de se tenir en tailleur, confortablement adossé, face aux bouddhas dans l’autel. Les épais coussins remplis de mousse avaient été réalisés par Tchang lui-même, me dit-il. Ils lui permettaient de se tenir le buste bien droit, assis dans ce lit érémitique. Le moine pouvait ainsi contempler les divinités paisibles et les imagiShark courroucés du panthéon bouddhique, disposés sur les étagères.
Sa lampe à beurre se reflétait sur les petites vitrines remplies de statues de cuivre et les faisait scintiller. Elle éclairait de sa lueur le visage souriant et à peine amaigri de Tchang. Nous nous installâmes confortablement, côte à côte, à l’intérieur du vaste caisson. La chaleur d’Ismaël avait rendu celui-ci agréablement tiède par rapport à la fraîcheur de la nuit d’automne dont je surgissais.
Nous parlions à voix basse pour ne pas être entendus de l’autre côté des cloisons :

— C’est le daïla lama la prochaine victime, n’est-ce pas ? demandai-je, dans un souffle, à Tchang...

Il resta silencieux. Enfin, après un long soupir, il me murmura à l’oreille.

— Il te suffit de t’adosser à ton aise et de t’endormir, je resterai assis, en m’appuyant sur ma canne de méditation.

Il me montra l’objet, c’était un bâton comportant un pas de vis qui le rendait réglable en hauteur. On le glissait sous le menton, quand on était assis en tailleur. Un petit reposoir de mousse ergonomique rendait plus confortable l’appui du maxillaire inférieur sur le support. Il permettait de rester assis le dos vertical, sans plonger en avant au moment de l’endormissement. La faculté de méditer était améliorée par la position rectiligne de la colonne et des canaux subtils qui parcourent le corps. Tchang reprit :

— La possibilité de garder ta conscience, pendant le moment des rêves, est normale. Il suffit de retrouver un peu de vigilance au début de ton sommeil, mais sans te réveiller tout à fait. Les heures du matin, à la fin de la nuit, sont les plus favorables. Nous avons donc deux bonnes heures devant nous. Après, les moines commenceront à se lever pour leur journée, qui démarre vers quatre heures trente. Il te faudra partir avant...

Je m’installai, le dos bien calé. Tchang se tenait en lotus. Sa « canne » s’appuyait sur le sol, tout près de ses chevilles croisées. Elle lui soutenait le menton... Après un moment qui me parut s’étirer, je commençai à perdre l’attention. Puis, je sentis la présence de Tchang à mes côtés, sensation claire et lumineuse.
Sa voix s’éleva à l’intérieur : « Regarde si tu peux voir ta main. Tu es en train de rêver... » Je regardai dans ma pénombre intérieure, et je distinguai effectivement une forme familière avec ses cinq doigts. « Perçois ton corps maintenant » ajouta la voix de Tchang. Je pouvais prendre conscience sommairement de ma forme étrangement volumineuse et engoncée. « C’est ton corps subtil onirique. La position affaissée de ton dos comprime trop tes canaux subtils, alors ton corps de rêves te paraît imparfait. Mais il peut se déplacer... Il te suffit de le vouloir, mais attention, pas trop ! Tu pourrais aller trop vite ou trop loin... Essaye de circuler dans la pièce... »
Celle-ci apparut, un peu étrange, puisque des détails de ma propre chambre chez Pomme s’y mêlaient. Je pouvais, en effet, très facilement me promener sans pesanteur, ni friction, comme glissant... « Tu as une personnalité ouverte, et un penser, mobile. C’est grâce à cela que tu te meus sans problèmes. Nous allons maintenant rêver à deux. Pense à quelque chose qui t’est très cher... »
Je me trouvai instantanément dans une bulle agréable. C’était la Sm, ma chère Citroën à moteur Maserati. Mais exceptionnellement, j’étais assis sur le siège baquet à l’arrière. Tandis que Tchang était à la place avant du passager. Il se tourna vers moi en souriant.

— La luminosité de notre rêve est beaucoup plus claire à trois.

Il me désigna le pilote qui se tenait au volant : c’était Gondor ! Celui-ci était comme à l’accoutumé, vêtu de la vieille robe un peu passée de moine, qu’il portait chaque jour. Il paraissait heureux de ce rendez-vous intérieur. Il s’exclama avec une jovialité communicative :

— Woaw ! Quel tosma de ouf ! Ce moulbif envoie grave la purée !

Je m’étonnais que Gondor parlât comme les adolescents européens que j’avais interviewés dans mes études sociologiques. Mais Gondor devina mes pensées :

— Nous sommes dans votre imaginaire, Antonin, c’est pour cela que je vous parais parler étrangement. Notre rêve a, en ces instants, les traits de votre expérience. Et puis, vous n’êtes pas stable encore, alors il se produit au début quelques interférences... Je recommence, et je traduis si vous n’y voyez pas d’inconvénients :

— Épatant ! C’est un matériel de fou ! Le moteur Maserati de ce bolide développe une cavalerie impressionnante !

Tchang et moi riions, mais il fallait garder le calme, puisque Gondor semblait vouloir nous faire voyager cette nuit. Il reprit :

— Je vous propose d’aller progressivement dans mon univers intérieur, en passant d’abord par le vôtre, puis par celui de Tchang. Accrochez vos ceintures, les amis !

Nous dûmes boucler les ceintures de sécurité dans l’habitacle de l’auto. Elles avaient changé de couleur et avaient pris l’aspect des cotonnades tissées, multicolores, qu’on utilisait auparavant au Tibet... Gondor hésitait sur ses mots :

— Il y a des détails personnalisés... Comment dites-vous ?

— « Customisés... », répondis-je.

Notre lama hocha la tête avec appréciation :

— C’est très bon de customiser les petites choses de la vie. Je trouvais les coloris de votre véhicule intérieur à peine austères...

En effet, dans notre rêve, la voiture paraissait comme en vrai, mais je dus reconnaître que sa peinture n’était plus grise métallisée. La Citroën était laquée rouge brillant. Un énorme dragon polychrome, tenant une perle bleue luisant dans sa gueule, était peint sur le capot. Il s’allongeait, déroulant ses anneaux sur les flancs lisses du bolide jusqu’aux feux arrières. Le vieux lama s’en expliqua, visiblement ravi de nous surprendre ainsi :

— Nous sommes déjà un peu dans mon propre monde imaginaire. Progressivement nous allons y pénétrer plus avant. Les perceptions que vous aurez en adopteront les couleurs, les préoccupations et les styles... Mais pour l’heure, nous allons mettre à profit votre goût des villégiatures automobiles...

Gondor accéléra et, dans un silence à couper le souffle, notre Sm de rêve décolla, sans le moindre froissement, dans la nuit. Parmi les oiseaux nocturnes, le bolide s’élevait vers le ciel noir. Au loin les étoiles brillaient. Deux comètes passèrent à quelque distance. Gondor abaissa la manette de la suspension hydropneumatique qui assurait un effet aérodynamique à haute vitesse. Les roues se rétractèrent sous le fuselage de notre vaisseau improvisé. Il ajouta sans sourire :

— Nous entrons dans l’hyperespace du rêve... Cap sur le monde de notre ami Tchang !

Au loin la terre se profilait, deux hautes aiguilles blanches se dressaient à l’horizon. Déjà, le pilote dirigeait notre véhicule vers son objectif... Il s’agissait des énormes tours jumelles de Kuala Lumpur. Elles restaient illuminées la nuit, et brillaient comme des diamants... À toute vitesse, le bolide fonçait droit vers l’un des deux gratte-ciels, sans en dévier. Je m’en émus, commençant à m’accrocher au siège de cuir... :

— Gondor, vous n’allez tout de même pas nous faire le coup de l’attentat terroriste ?

C’est Tchang qui répondit. Gondor, concentré, se contentant de mettre le pied au plancher dans un grand éclat de rire... :

— Notre Gondor a plus d’un tour dans son sac.

Déjà la Sm paraissait devoir percuter la façade d’une des deux tours. En un éclair, je distinguai les détails de la surface vitrée aux parements d’acier inoxydable. Je fermai les yeux, incapable de supporter l’imminence d’un terrible choc.

Rien de tel n’arriva. J’ouvris vite les paupières, pour ne rien perdre du spectacle. Nous traversions la tour, comme au ralenti. Nous n’avions aucune matérialité, aucune substance.

Je distinguais la moquette bouclée sur le sol des bureaux paysagers. Tiens, un ordinateur avait été laissé allumé, son écran brillait dans la pénombre. Un gardien de nuit malais muni d’une lampe torche faisait sa ronde habituelle, non loin. Il sembla percevoir comme un souffle, un léger courant d’air, comme nous traversions l’étage. Sa chemise blanche frémit légèrement. L’immeuble était fortement climatisé, et déjà l’habitacle de la Sm retenait un peu de cette fraîcheur... Nous avions traversé le building[7] de part en part. Comme si de rien n’était, Gondor négociait déjà un habile atterrissage en courbe, dans les vastes jardins paysagers des Twin Towers... Tandis que nous débouclions nos ceintures de sécurité, il chantonna ces premiers vers de la perfection de sagesse que répètent les moines bouddhistes :

— La forme est vacuité. Vacuité est la forme. Il n’est de phénomène que vide, et vide est la « réalité... »

Déjà nous découvrions, depuis les vitres fumées de la Sm, les jardins d’arbres exotiques et les sentiers habilement tracés dans les pelouses. Je sortis le dernier de la deux-portes... Glissant sans effort avec mon corps de rêves, je suivis mes compagnons qui se dirigeaient vers le vaste complexe commercial situé au pied des deux massives tours jumelles. C’était donc dans ces lieux que Tchang avait un jour créé sa « Maxiboutique... »

Ce dernier nous amena directement à la bibliothèque qu’il avait offerte à la population de Malaisie. Il n’y avait personne à cette heure de la nuit, et les portes en étaient hermétiquement closes. Nous traversâmes, sans même les effleurer, les baies de verre qui, depuis la galerie commerciale, ouvraient sur la vaste médiathèque. Nous sentîmes à peine le froid du matériau transparent en le pénétrant. Ayant passé à rebours les portails magnétiques du service de prêt d’ouvrages, nous empruntâmes l’escalier protégé par sa rampe de verre, qui descendait le long d’une paroi carrelée de céramiques à arabesques.

En-bas des marches, s’ouvrait un patio carré, le cœur de la médiathèque. Il comportait, au milieu de chacun de ses quatre côtés, un vaste portique à pilastres de marbre. On apercevait au-delà, par de profonds corridors, les rayonnages qui couraient sur les murs, dans des enfilades de salles de lecture...
Au milieu de l’atrium à ciel ouvert, richement arboré de jasmins en fleurs, une fontaine aux mosaïques bleues vernissées murmurait et soulignait les capiteux parfums de nuit équatoriale. Tout autour, sous des arcades mauresques blanches, nous devinions un bar à jus de fruit servant chaque jour des boissons sans alcool, un restaurant qui avait offert tout à l’heure un menu « fusion » à des étudiants, et les petites tables de teck supportant les écrans ultraplats du cyberclub. Les ordinateurs étaient éteints ; mais dès demain matin ils s’allumeraient de nouveau pour la foule active et joyeuse, si familière à la cité vibrante de Kuala Lumpur.
Choisissant sans hésiter l’une des quatre portes, Gondor semblait savoir où il allait. Il nous précéda vers la pièce consacrée aux ouvrages sur le bouddhisme. Il semblait humer l’air, comme si l’olfaction le guidait. Nous étions devant l’une des innombrables étagères, et les sens subtils de Gondor étaient en éveil. Il effleura de la main le rayonnage qui lui faisait face, sentant chacune des reliures sous sa paume. L’un des livres émit une vive lumière dorée à l’instant où les doigts de Gondor l’effleurèrent. Gondor sortit, avec grand soin, un petit volume broché. Il nous le montra. Le titre en était : « Nirvana ». Il murmura :

— Ce livre n’est pas encore... imprimé.

Il sourit, taquin :

— Il nous apparaît seulement par la force réunie de notre intention. L’ouvrage existe donc en rêve, et chacune de ses pages est déjà prête, comme vous le voyez.

Gondor ouvrait pour nous le petit livre, nous présentant ses principaux chapitres... Il reprit :

— Il vous faut donc entrer dans ce texte original, qui préexiste ici à la narration. Il faudra l’écrire très bientôt, et si possible en restant fidèle à cette matrice. Car le passé, le présent et l’avenir existent déjà par delà la vie humaine. Il vous faut simplement y plonger...

Tandis que le livre à la couverture blanche s’agrandissait, occupant davantage de notre vue, jusqu’à ressembler à une fenêtre, sa jaquette rayonnait d’un étrange miroitement, ondoyant bientôt, comme la surface réfléchissante d’une eau. Tous les trois ensemble, nous nous élançâmes vers cette porte dimensionnelle improvisée, et passâmes de l’autre côté...

Nous étions au Tibet. C’était le Kham, la région natale de Gondor. Nous avions fusionné avec ses souvenirs. Nous étions enfin dans son rêve lucide, comme si nous rêvions sa propre histoire...
De hauts plateaux s’étendaient devant nous. Au loin, les premières neiges étincelaient au soleil du matin. Gondor était un garçonnet de cinq ans, qu’un couple de modestes parents menait au temple de Drakpa, afin qu’il devienne novice dans le célèbre monastère... Tous trois avançaient en file indienne sur le sentier escarpé qui grimpait jusqu’au seuil de la lamaserie. Le petit ouvrait la marche. Il voulait déjà vivre en moine. Après une longue ascension, le bâtiment austère était enfin en vue. Ses huis de bois ferrés étaient clos. Dehors, il n’y avait âme qui vive. L’enfant frappa de son poing délicat au battant de porte. Quelqu’un devait se cacher juste derrière, car le vantail s’ouvrit lentement en grinçant, laissant s’échapper le remugle des lampes à beurre. Le père et la mère confièrent leur fils au cerbère, et repartirent seuls. Quelques larmes sur la neige...
Le temps passait comme une ondée illusoire, au rythme des saisons et des solstices. À Drakpa, Gondor grandissait. Il allait bientôt sur ses douze ans, et il faisait la connaissance de ces vieux lamas qui l’accueillaient auprès d’eux. Il dormait dans leur chambre, sur un petit matelas qu’il lui était permis de jeter au pied de leur lit... Il apprenait leurs secrets, côtoyait leur félicité et leur aura de luminosité vide. Il méditait au côté des plus discrets yogis himalayens...


Parmi eux un vieux moine édenté pouvait léviter dans la chambre. Gondor le regardait s’élever, flotter, et toucher enfin le plafond de ses mains. À chaque occasion le vieil ascète enfonçait un clou de bronze de plus dans la haute solive, attestant ainsi de la réalité de ses dons...

Mais le môme aimait plus encore un autre yogi extraordinaire, qui non seulement pouvait s’élever dans les airs, mais aussi voyager, comme un oiseau, survolant, dans l’air glacé, les hauts plateaux enneigés. Parfois, ce dernier prenait l’enfant dans ses bras, le serrait bien contre son cœur, et l’emmenait avec lui dans l’espace, lui montrant d’en haut le pays désolé du Kham. Il désignait le point minuscule que constituait le monastère là-bas au loin, et où il leur faudrait revenir tout à l’heure. Ils fondaient enfin vers leur temple, comme quelque rapace sur sa proie, voyant ses toits plats grandir, et la terre s’approcher à toute vitesse. Ils se posaient doucement sur la plus haute terrasse, comme s’ils revenaient d’une simple promenade.

L’adolescent s’était donc construit ainsi en compagnie de ces moines austères qui semblaient rechercher sa jeunesse... Arrivé à sa majorité, Gondor entra en retraite de trois ans avec un groupe de Khampa, d’autres garçons comme lui. Tous ou presque étaient issus de cette région sauvage. Elle était célèbre pour ses impitoyables bandits de grands chemins, ses mystiques vivant dans la solitude, et son ciel infini.

Le petit groupe pratiquait le yoga de la chaleur intérieure. Dans l’ermitage collectif, les camarades de Gondor crurent qu’un incendie s’était déclaré dans la chambre de ce dernier. Par sa fenêtre, ils voyaient jaillir un intense feu d’or qui éclairait la nuit. En réalité c’était son aura éblouissante qui illuminait la chambre de Gondor. Il avait donc atteint le samadhi — la méditation — où le feu sacré fusionnait avec ses souffles subtils.

À la sortie qui suivit ces trois années de vie partagée, Gondor fut admis dans une retraite individuelle, pour une période de douze années. Il recevait la nourriture par une trappe taillée dans le roc, dans un ermitage creusé dans une caverne. Dans ce lieu d’autres célèbres ascètes avaient touché de leur esprit les limites du potentiel humain... Il échangeait sa vigueur de jeune homme pour ses méditations. Il n’avait jamais connu de femmes, étant moine depuis son âge le plus tendre. Sa vitalité se transformait en rayonnement intérieur dans chacune de ses expériences de félicité.
Mais le temps passa, douze années s’étaient écoulées, et un matin, le responsable du monastère vint le voir. Le vénérable lui apprit :

— Ta réalisation est l’éveil parfait... Va dans le monde faire partager ce que tu sais.

Comme il refusait de s’en aller, un autre se fit porte-parole de son monastère. Il lui demanda de partir.
Gondor avait atteint l’âge d’homme, après tant d’années de retraites, son corps s’était affaibli, et sa force s’en était enfuie. Les protestations que tenta Gondor furent vaines. Il fut « invité » à quitter l’ermitage paisible où il frôlait l’éternité. Il allait rencontrer la force brute des montagnes, leurs sentiers d’altitude et le risque des plateaux désolés de plein vent. Peut-être allait-il y laisser sa peau ? Bien sûr, il était accompagné par la bienveillance des maîtres. Dans son humble bagage, il avait leur lettre de recommandation et d’introduction, afin que les portes des lamaseries s’ouvrent devant lui.

Gondor avançait sur la sente poudreuse. Son paletot, petit, et son avenir, incertain, lui tenaient lieu d’idéal, comme au poète Arthur Rimbaud, dont il foulerait, un jour prochain, la terre. L’hiver arriva. Les insectes qui le piquaient dans la chaleur du jour se firent moins éprouvants ; cependant que les neiges le faisaient frissonner dans le froid des nuits. Quand son voyage l’amena si loin du Kham, et que cette région natale fut un simple souvenir, il songea à ces ecclésiastiques de Drakpa qui l’avaient si poliment mis dehors. Ils lui apparurent en rêve... « Pourquoi ? » leur demanda-t-il. Le compliment qu’ils lui avaient fait, était-il vraiment sincère ? : « Tu as atteint la réalisation des bouddhas, tu dois aller partager ta sagesse ! »
Ouste ! C’était une bien étrange manière de traiter le bouddha qui vivait en lui.

Gondor alla jusqu’à cette profonde caverne, à plus de quatre mille cinq cents mètres d’altitude, là où avait vécu un des ascètes médiévaux qui fondèrent la culture orale du Tibet. Les démons, les spectres et les zombies qui s’y étaient cachés surgirent dès la première nuit, comme une armée de ténèbres. Il crut mourir quand leur meute se jeta sur lui dans l’intention de le vider de sa chaleur humaine et de lui ravir son esprit. Pouvait-il en venir à bout ? Pouvait-il triompher de la nuit ?

Il s’offrit à la horde démoniaque, lui faisant cadeau de ce qu’elle désirait en lui : sa vie. Il s’éleva alors dans l’espace, comme mû par un invisible navire céleste et obtint les expositions successives aux treize terres pures des bodhisattvas. Il alla jusqu’au royaume de Sokkuram. Et il vit les matins se lever sur la mer de l’Est. Il entra dans la virtualité des univers parallèles, où les dieux servent les bouddhas... Il ouvrit la porte de l’ashram des trente-trois divinités des paradis ineffables, et gravit la petite échelle du sans retour. Il alla poser sa main sur l’empreinte de la réalité, et s’aperçut que ses doigts se refermaient sur un diamant : il ouvrit et c’était un simple caillou qu’il tenait dans sa paume. Il était parvenu à l’aube, sa caverne était là. Il avait survécu à l’épreuve des fantômes affamés...

Il devint dès lors l’exorciste le plus réputé de tout le Tibet oriental. Il était « Tcheupa », et parachevait des rites pour chasser les mauvais augures, éloigner les esprits en souffrance de la maisonnée des riches bienfaiteurs. Il recevait leur aumône et dormait toujours dehors, ayant fait vœu de ne pas rester plus de quelques heures chez ses hôtes d’un soir. Il revenait à chaque fois dans la nature immense. Trouvant une fente de rocher, il relevait ses jambes contre lui, dans la neige, adossé à la paroi minérale. Et il s’endormait doucement, rêvant à des déesses qui le regardaient en jouant de harpes immatérielles... Bientôt l’été revint. Il lécha l’eau qui suintait du schiste, lorsque celle-ci vint à manquer. Et le soleil cuivrait sa peau, comme une lumière trop bienveillante...
Gondor était un moine sans monastère. Il était accueilli diversement, selon les temples à proximité desquels il passait, tel un témoin...

Les lamas du Karmatchup, au siège de son église bouddhiste, lui refusaient ce soir de partager leur repas. Ils ne voulaient pas de lui dans leur réfectoire. Pour eux, il était trop sale et trop seul ; il n’avait pas de suite, et même pas de sherpas — de porteurs... Heureusement Karmatchup apprit que l’humble moine venait d’être jeté dehors. Se drapant de son châle, il partit à sa recherche, et le trouva bientôt, grelottant, affamé, à proximité de la grande porte. Il le salua, le prit par la main, et le conduisit cette fois vers ses appartements, en passant de nouveau dans le corridor.
Les lamas se prosternaient maintenant devant Gondor, ceux-là mêmes qui l’avaient chassé un peu plus tôt... Karmatchup, serrant toujours la main glacée de son invité, le conduisit à son sanctuaire. Il le fit s’asseoir sur son coussin de brocard, et lui tendit son propre bol. Il demanda au cuisinier d’apprêter sa meilleure nourriture. Il la servit lui-même, avec une longue cuillère de bois, dans le bol que tenait Gondor, tremblant de froid et de bouleversement. Karmatchup lui réserva les meilleurs morceaux de viande. Il fit dîner son visiteur, et le fit coucher sur sa propre natte. Gondor était si humble qu’il ne protesta même pas.


Il n’était pas admiratif des monastères... Il en était issu, mais il n’était pas enclin à s’y arrêter sans un ami à saluer à l’intérieur... Il en découvrait les vantaux ferrés, quand il voyageait. Et il en connaissait les limites : « Un lieu de prérogative et de suffisance, dommage... », avait-il pensé lorsqu’on lui avait d’abord refusé, ce soir, une ration de tsampa, cette farine d’orge grillée consommée en bouillie dans du thé salé et beurré.

Gondor reprit le voyage le lendemain. Il se souvint longtemps de sa nuit près de Karmatchup, de son souffle léger. Il avait juste à marcher, à regarder le monde. Karmatchup était, lui, un important dignitaire, un roi et un homme adulé par les femmes.

Pour Gondor l’amour était autre. Dénué de prestige, de beaux atours, et de suites à son service, il devait se contenter de l’affection des humbles. Les sherpas le prenaient sous leur tente, pour l’y protéger du froid, et c’étaient les meilleurs compagnons de sa route. Les femmes se faisaient distantes, et leurs bijoux dans leurs cheveux tressés attestaient de leur goût de la richesse et du luxe. Lui se tournait vers les espaces illimités pour toute table. Il adorait le feu du soir, auprès des bergers himalayens, pour tout autel. Et si l’on se serrait tous ensemble sous la tente en peau de yak, c’était l’innocence qui lui tenait lieu de trésor. L’homme n’était aimé vraiment que des plus simples, des plus humbles... Seul, avec eux parfois, près de quelque source vive, face à la nature immense du Tibet, il connaissait les miracles de l’instant présent, et la félicité de cette eau pure qu’on boit tour à tour... Vision, circonstances, rencontres, Gondor vivait tout, acceptait tout, comme chaque bol bienvenu de sa chère tsampa au beurre...

Puis vint l’occupation chinoise. Sur les nouveaux chantiers des routes, suaient ses pareils, les Tibétains, qui en concassaient la pierraille. Il désira l’exil : « Plutôt la liberté que la fumée des camions et les marches au pas. » Il emmena avec lui de modestes villageois. Il osa faire traverser au groupe la route gardée par une sentinelle chinoise. Il récita simplement le vers attribué à Tchenrézi, le bouddha de la compassion, et l’homme se détourna, laissant nos voyageurs courir enfin vers la frontière indienne. Ils trouvèrent ainsi la liberté avec l’exil...

Karmatchup, déjà installé au Sikkhim, reçut dès lors la visite annuelle de Gondor. Il accepta de le soutenir. Il lui confia la direction d’un monastère dans le petit royaume himalayen où Gondor vécut trois années. Ce dernier s’occupa de l’éducation des plus jeunes, et choisit les meilleurs enseignants pour les initier à l’art de l’extase tantrique. Mais, même paré du titre d’abbé, Gondor restait l’aventurier des cimes, des grands espaces, des névés de l’Himalaya...
Il n’avait pas le prestige hérité de nobles ancêtres, ni une célèbre « réincarnation » dans sa famille paternelle. Son père était un humble tailleur de pierres. Il sculptait les mantra, ces prières en langue sanskrite. De nouveau, l’entremise de Karmatchup devait sortir Gondor de la pauvreté, lui qui aspirait déjà à se reposer de sa trépidante vie d’abbé. Il fut invité à résider dans un appartement mis à sa disposition par un bienfaiteur dans une vaste villa à Kalimpong. Il y resta dix années.


Puis, Karmatchup lui demanda d’émigrer... en Europe. Gondor était arrivé à la cinquantaine... Il n’avait pas la possibilité de dire « non ». En effet, Gondor devait tout à son hiérarque : le gîte, le couvert, et même de généreuses offrandes, s’il chassait les démons des maisons des riches bouddhistes... Il accepta ainsi l’oukase du maître de son lignage. Mais où était l’Europe ? Il le demanda à un ermite de Kalimpong. Ce dernier réfléchit un instant et répondit : « très loin. » Il serait donc loin, très loin de ses Himalaya, de ses aigles, de ses rivières, et des minces galets blancs qu’il aimait y faire ricocher...

Il partit, sans ressource, et sans le moindre projet pour lui-même. Il prit l’avion et dégusta le repas servi sur le petit plateau, au-dessus de ses genoux. Il découvrait la vaste cabine blanche. C’était donc vrai, se dit-il : l’homme occidental peut léviter et voler dans les airs, lui aussi...
Arrivé en Europe, il se rendit sur la vaste terre de trois cent cinquante hectares, donnée par l’inventeur britannique des missiles Exodus. Ce riche ingénieur était devenu avec l’âge un aimable philanthrope...

Il ne trouva d’abord, sur place, qu’une humble bergerie avec juste assez de paille pour s’y sentir comme au Tibet, le soir, quand il recevait l’hospitalité des paysans de l’Amdo. Les gens de la bourgade voisine se relayaient ici pour lui apporter chaque jour des soupières de potage bien chaud. C’étaient les premiers mois en Europe.

Il était l’envoyé de Karmatchup, il se devait d’être exemplaire. Mais il était aussi un pèlerin qui devinait les êtres, qui percevait les qualités de cœur, comme il entrevoyait aussi l’égoïsme... Et ce cœur, mûr et éprouvé, ne partageait pas ses intuitions avec les autres. Il les gardait silencieuses, comme avant. Les Européens le respectaient. Ils se faisaient plus nombreux autour de lui : Gondor était vrai. Il était autonome. Et il savait faire pleuvoir, faire tomber la foudre, expulser du corps des disciples européens les esprits qui les tourmentaient. Gondor ouvrait les vantaux de son autel, par ses actes. Sa politesse était essentielle. Ses manières simples dépassaient les conventions ordinaires, et exposaient la grossièreté des apparences. Gondor ne disait rien, il ne se plaignait de rien.
Mais il n’y avait bientôt plus d’argent. Les maigres ressources du petit groupe fraternel s’épuisaient. Celui-ci se regroupait, frileux, autour de Gondor. L’automne arrivait et une semaine seulement de provisions pouvait être achetée, avec ce qu’il restait des économies. Les élèves demandèrent conseil à Gondor. Il leur dit :

— La fortune et la prospérité futures proviennent uniquement de la générosité passée et présente. Il vous faut donner maintenant tout l’argent qui reste. Mais il faut le faire sous la forme d’une offrande démultipliée par la grâce des divinités bouddhiques. Offrons un grand festin tantrique, et partageons-en les mets avec tous vos amis, sans oublier personne...

Ils célébrèrent le festin rituel. Chacun devait manger un petit morceau de viande et boire une goutte d’alcool fort, avant de partager les autres provisions de bouche, consacrées ensemble. Tous sentirent que la minuscule bouchée de bifteck se transformait dans la bouche en une expérience de félicité ineffable. La gorgée de whisky les faisait méditer, comme un enseignement spontané et direct de la vacuité. Mais les caisses étaient vides. Les quelques jours qui passèrent virent nos Occidentaux se résigner au départ. Plus rien à manger, tout avait été donné. Ce matin était donc le dernier qu’ils passeraient ici. Chacun commençait à préparer sa besace, et l’on s’échangeait déjà des adresses...
Un vieil homme frappa à la porte. Il demandait à rencontrer Gondor. Il fut conduit devant lui, et se pencha avec respect. Le Tibétain lui passa autour du cou un petit cordon en coton rouge. Le quittant comme à regret, le visiteur griffonna quelques signes sur un coin de table, et déposa le papier sur le petit guéridon à l’entrée de la salle, avant de reprendre sa route. Il s’agissait d’un chèque de deux cents mille euro. Le charmant monsieur qui s’en allait d’un pas tranquille était un riche avionneur dont les appareils avaient marqué l’histoire de l’Europe...

Chèque après chèque, il allait bientôt financer intégralement les deux monastères, l’un masculin et l’autre féminin, que Gondor enracina donc en Occident, près de vingt ans après son arrivée sur ces terres.

Il choisit des disciples européens pour les postes de responsabilité. Il forma comme il put les futurs eurolamas... Il accompagna ces hommes et ces femmes. Il les connaissait bien. Le lama était entouré d’un rayonnement de respect et d’estime. Les problèmes ne se produisaient pas, car ils semblaient toujours devoir se dissoudre, comme par enchantement, dans sa proximité. Mais Gondor voulait prévenir les Européens des défauts, qu’il connaissait bien, des monastères himalayens... Il fit le nécessaire pour que leurs caractères distinctifs y apparaissent. Il pensait souvent :

— J’ai choisi Untel à ce poste, il est peu séduisant, les nouveaux ne se laisseront pas subjuguer, et ils feront des choix plus lucides.

Il songeait aussi :

— Mes disciples ne doivent pas rester dans une imagerie passionnée, je vais mettre des signes qu’ils pourront déceler. Ils découvriront ainsi plus vite que le protocole est à fuir...

Il donnait carte blanche à ses disciples pour pratiquer le tantrisme très librement, avec cette idée en tête :

— Ils sauront plus tôt le mal qu’ils se font, ceux qui jouent en cachette aux imagiShark prédateurs, afin d’augmenter leur « pouvoir » mondain. De même, ils verront, en quelques années à peine, que c’est leur propre corps qui se dévitalise, s’ils magnétisent l’extase sexuelle avec la procuration tantrique.
Qu’ils boivent de l’alcool par verre entier, et qu’ils se goinfrent pendant les cérémonies d’offrande de nourriture, qu’ils se laissent aller avec mon entière permission. Le temps et les autres les connaîtront d’autant mieux. Cela ôtera son prestige sacerdotal à leur robe de moine, et ils ne pourront plus ainsi fasciner les autres. Il sauront alors ce que ce monde est devenu, en le vivant par eux-mêmes. Et ils pourront faire des choix plus informés...

Chacun d’entre mes disciples sera ainsi exposé à un monastère, parfaitement reconstitué. Ces Européens sont si nouveaux : ils doivent tout apprendre. La meilleure solution c’est qu’ils fassent d’abord toutes les « bêtises », avec mon entière permission. Ils seront plus prudents, après, mais très tôt, ainsi. Ils seront de meilleurs enseignants, s’ils ont éprouvé les erreurs, et leurs conséquences, d’abord en eux-mêmes.

Gondor inscrivit alors une image contrastée, tant positive que négative, afin que les prochaines générations vissent exactement, comme elle était, cette réalité construite en Europe à l’image du monde himalayen. Il le fit en réussissant, d’une part, ce qui lui était demandé par Karmatchup, et en témoignant, d’autre part, du regard lucide qu’il portait dans son expérience de simple voyageur.

Il incarna le projet futuriste du Karmatchup qui souhaitait qu’un grand complexe monastique fût bâti en Europe. Il devait comporter des centres de retraites collectives de trois ans et des ermitages individuels pour douze années de méditation, deux monastères, une université ouverte au public, une grande bibliothèque et un temple colossal.
Il y déposa sa propre expérience, et son propre art de montrer la réalité, en en soulignant les excès inévitables. Il utilisa, à cet effet, une personne habile à contre-emploi : il lui confia des responsabilités économiques où la tentation devenait irrésistible... Il fit circuler ces consignes absurdes, frileuses, corporatistes qui figeaient déjà au Tibet les communautés lamaïstes, les rendant parfois moins sympathiques parmi les populations. Il « peignit » comme un artiste avec les couleurs dont il disposait, un tableau pétillant et contrasté où l’artiste laissa parler son cœur :

— Voilà, chers amis européens, ce qu’est une institution religieuse ancienne, sans concession.

Et il songea avec compréhension aux Occidentaux avides de sa sagesse :

— Vous vouliez une spiritualité construite, puissante, efficace, eh bien vous pourrez essayer cette reconstitution religieuse, comportant beaucoup de rituels en tibétain répétés par des Européens claquemurés ! Ainsi sans liberté de vous mouvoir normalement, cuisant peut-être sous des combles exigus au soleil de l’été, sans chauffage suffisant l’hiver, dans ce climat de semi-montagne, et sans illusion sur ce qui est donné ici, chacun d’entre vous devra redécouvrir autrement la spiritualité. Vous devrez la retrouver ainsi en vous-mêmes, plus simplement, et dans des relations humaines équitables avec vos semblables, naturellement, comme je le fis.

Et vous abandonnerez cette galéjade costumée de rouge, ce théâtre coloré et polychrome, cette illusion à trompes tonitruantes, beaucoup plus vite, comme moi. Vous en finirez ainsi très tôt avec les faux semblants du rituel, du costume, de la dorure, et surtout de ces gourous arborant la fourrure animale d’une étole[8], perchés sur ces hauts trônes. Vous en sourirez un jour, comme d’Ottokar, le roitelet de Syldavie cher à votre lecture de Tintin...

Et il voyait la candeur des Européens, il les invitait à leur propre vie, et non à un monde sans bonté qu’il avait souvent fui. Il n’avait pas eu envie d’être maître de rituel chez des particuliers pour gagner sa vie, quand il était au Tibet. Il encourageait chacun secrètement ici aussi :

— Fuyez, mes amis, fuyez ce monde égoïste qu’on a habilement reconstruit ici, pour vous rendre à l’évidence. Abandonnez les brocards de soie, je n’en veux pas pour mes gilets. Laissez ses grandes dorures, comme je le fis en dormant à la cloche de bois. Personne ne pourra croire un instant à la bonté de ce cérémoniel. Il transpire la pacotille. Pour vous, chers amis, j’ai réuni les signes évidents du bazar de bimbeloterie, de la foire à la spiritualité !

Cette école, que je dédie à l’avenir, sera donc mûre plus tôt, consciente plus tôt, et sans illusion plus tôt. Elle ne fera aucun mal aux autres, en ayant souffert elle-même d’abord de ses mirages, et en les ayant compris.

Tel fut notre voyage avec Gondor, au cœur de sa réalité. Je m’éveillai, près de Tchang qui ouvrit les paupières à son tour. À sa Breitling incrustée de onze diamants, il était quatre heures moins le quart. Un deuxième cadran plus petit en or massif était enchâssé dans le bracelet de montre en kirium usiné sur mesure. Il lui donnait l’heure locale de K.L., sa cité natale : bientôt midi...
Ici le matin n’était pas encore arrivé. Nous étions toujours assis côte à côte dans sa caisse de méditation. Nous nous étirâmes, encore ankylosés de notre longue méditation de rêve lucide. Tchang trouva encore le temps de nous préparer une tasse de thé brûlant et très sucré que nous bûmes silencieusement, appréciant chaque gorgée...


Enfin, relevant le col de ma parka, je glissai par l’huisserie, tandis que Tchang refermait discrètement sa fenêtre derrière moi. Je me faufilai le long du mur de l’ermitage collectif, me baissant pour ne pas être vu de l’intérieur des chambres. Puis, grâce au thé, qui me rendait un peu de mes forces, je sus escalader la palissade, haute de deux mètres, sauter et atterrir sans heurt. Je repris un instant mon souffle au pied des hauts panneaux de bois jointifs, tant mon cœur battait la chamade. La brise nocturne effarouchait délicatement la nature endormie. Je filai le long de la haie, frémissante sous le vent, puis coupai à travers la pelouse. Je trottai jusqu’à ma voiture qui attendait dans les ombres, cachée derrière un épais feuillage....


Notes :
[1] « Powerbook®™ » : [angl.], « livre de pouvoir », modèle d’ordinateur portable Apple Macintosh dont la forme évoque un grimoire.
[2] Ce sociologue de culture germanique avait imaginé un modèle d’organisation inspiré de l’armée prussienne : la bureaucratie.
[3] Résistance à la maladie due à des facteurs d’ordre psychologique.
[4] Von Hardenberg, « Henri d’Ofterdingen », chapitre I, in « Œuvres Complètes », volume I, Paris, Gallimard, du Monde Entier, 1975, p. 80.
[5] « N.D.E., Near Death Experience » : [angl.], « expérience au seuil de la mort » ou encore « expérience de mort imminente ».
[6] Von Hardenberg, « Henri d’Ofterdingen », chapitre I, in « Œuvres Complètes », volume I, Paris, Gallimard, du Monde Entier, 1975, p. 80.
[7] « Building » : [angl.], édifice.
[8] L’étole ornée de fourrure a requis l’abattage d’un animal, non pour satisfaire des besoins indispensables, mais pour paraître.

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