mardi, juillet 30, 2002

Au coeur d'une lamaserie, le mystère / Nirvana, le réveil des oiseaux

LA NATURE EST ILLUMINÉE DE L’INTÉRIEUR

LES DESTINÉES SONT DES TRÉSORS


Indicatif éditeur (AFNIL) : 2-9516584

Dépôt légal : deuxième trimestre 2002.




nirvana
le réveil des oiseaux


par marc bosche

thriller




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Thriller /Roman
Titre : « Nirvana »
Sous-titre : « Le Réveil Des Oiseaux »

Auteur : Marc Bosche

MOTS-CLEFS, DESCRIPTEURS :

Sérénité, épanouissement, développement personnel, spiritualité autonome, croissance de l’individu, vie intérieure, expérience de mort imminente, « near death experience (N.D.E.) », rêve lucide, « lucid dreaming », vacuité, félicité.


CLASSIFICATIONS THÉMATIQUES DE CET OUVRAGE :

843 Roman
848 Roman fantastique et de science-fiction
847 Humour
849 Roman Policier

PUBLICS CONCERNÉS :

T Tout public
P « Public intéressé » (par : HP, 294, 299 & 306)
J6 Jeunesse (adolescents à partir de 13 ans)


RAYONS DE LIBRAIRIE :
I Littérature & fiction
IA Littérature
IC Romans contemporains

ISBN 2-9516584-1-9
Tous droits de traduction, de reproduction et d’adaptation
réservés pour tous les pays.

© Marc Bosche, 30 juillet 2002 pour la présente édition numérique.

À découvrir également :
Le nouveau site perso multimédia de Marc Bosche invite à l’exploration de l’univers fascinant de l’interculturalité. À la rencontre des cultures asiatiques, le vaste ensemble de ressources textes, images et musiques est en accès libre, gratuit et texte intégral.et musiques est en accès libre, gratuit et texte intégral.
Sur l'auteur
Alumnus de la Rotary Foundation International, anthropologue, enseignant & homme de lettres, Marc Bosche, né en 1959, est Docteur ès sciences sociales de l’Université de Paris et titulaire d’un Master’s Degree de l’Université de l’Ohio (États-Unis).

Il a publié plusieurs livres sur l’interculturalité :Verger d’amour / promenade européenne, Le management interculturel (édité chez Nathan Université) qui a reçu le prix ComEx 1995, Ami / kami
publié avec le soutien du Centre National du Livre, ainsi que
Le Voyage de la Cinquième Saison.

Nirvana est son premier roman.

Son site personnel : http://perso.wanadoo.fr/marc-bosche




DU MÊME AUTEUR

CHEZ LE MÊME ÉDITEUR :

« Le Voyage de la 5ème Saison

Une lamaserie en Europe
Le récit d’une expérience monastique »

Sur papier bouffant d’édition, broché, 218 pages, 2001.










Votre confort de lecture.

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[ Courrier électronique adressé personnellement à l’auteur par :
Office of His Holiness the Dalai-Lama ]

03/09/2001 ‡ 23h10

Dear Dr. Bosche,

Thank you for your letter of August 17 and your book : Le Voyage de La 5ème Saison. Your letter was very informative and we will read your book. I will bring the content of your letter to His Holiness's notice. I have also gone through the English summary in the end of your book and I totally agree with what you have written.

It is a clear sign of degeneration of dharma that today many do not make serious effort in understanding the Buddha's fundamental teaching on Four Truths, Two Truths, Compassion, Bodhicitta etc. Instead of making personal commitment to study and understand the Buddha's teaching people tend to rely on superficial ritualistic practices and try to appease and propitiate deities and protectors as if all blessing and goodness has to come from outside.

The real meaning of the Tibetan word for dharma « Chö » means transforming and changing one's attitude through knowledge and awareness. Unless one makes personal effort even the Buddha cannot change your attitude. In the sutra the Buddha has clearly said : I have shown you the path to nirvana and nirvana is up to you.

It has always been His Holiness’s effort to bring and preserve the main teaching and message of the Buddha. Therefore it has become important to separate the authentic teaching from outdated cultural clippings. There is much to be done to give proper education to the public.

People are so easily misled by superficial glamorous attractions that are empty of content. Only time will tell who is sincerely following the Buddha's teaching and by what path (the attractive and ornate rituals or the real path of four truths etc. as taught by the Buddha) sentient beings will be helped.

I am definite people can learn much from the experiences such as yours. Most of the things that you have written are exactly same with what His Holiness has been advising people.
With best wishes and thanks.

Yours sincerely,
Lhakdor,
Religious Assistant/Translator


[Mc Leod Ganj 176219, Distt. Kangra, H.P. India]



(Traduction française)
[Ce courriel est présenté avec l’aimable permission de son expéditeur.
Office of His Holiness the Dalai-Lama]

03/09/2001, à 23h10
Cher Dr. Bosche,

Merci de votre courrier du 17 Août [2001] et de votre livre : « Le Voyage de la Cinquième Saison ». Votre lettre était très informative, et nous lirons votre livre. Je présenterai à l’attention de Sa Sainteté [le dalaï-lama] le contenu de votre lettre.
J’ai également lu en entier le résumé en anglais [de huit pages très denses] à la fin de votre livre et je suis totalement en accord avec ce que vous avez écrit.
C’est un signe clair de dégénérescence du dharma [de l’enseignement bouddhiste] que beaucoup aujourd’hui ne fassent pas d’effort sérieux pour comprendre l’enseignement fondamental du Bouddha sur les Quatre Vérités [la souffrance, son origine, sa cessation et la voie juste], les Deux Vérités [la vérité conventionnelle & la vacuité], la Compassion, la Bodhicitta [l’esprit d’éveil] etc. Ils n’ont pas de motivation personnelle pour étudier et comprendre l’enseignement du Bouddha.
Des personnes tendent à s’appuyer sur des pratiques rituelles superficielles et essayent d’apaiser et d’adorer des divinités et des protecteurs [courroucés], comme si toute bénédiction et toute bonté devaient venir de l’extérieur.
La signification réelle du mot tibétain pour dharma est Chö qui signifie : transformer et changer sa propre attitude à travers la connaissance et l’attention. Tant qu’on ne fait pas d’effort personnel, même le Bouddha ne peut changer notre attitude. Dans les sutra [les textes] le Bouddha a clairement dit : « Je vous ai montré le chemin du nirvana et le nirvana dépend de vous. » C’est l’effort qu’a toujours fait Sa Sainteté [le dalaï-lama] : amener et préserver l’enseignement principal et le message du Bouddha. Ainsi il est devenu important de séparer l’enseignement authentique des clichés culturels dépassés.
Il y a beaucoup à faire pour donner une éducation adéquate au public. Les gens sont si facilement induits en erreur par des attractions séduisantes qui sont vides de contenu. C’est seulement avec le temps qu’on pourra discerner qui suit sincèrement l’enseignement du Bouddha, et par quel chemin les êtres vivants recevront de l’aide — les rituels ornementés et attractifs, ou bien le vrai sentier des quatre vérités, etc. tel qu’il a été enseigné par le Bouddha. Je suis certain que les gens peuvent apprendre beaucoup d’une expérience telle que la vôtre. La plupart des choses que vous avez écrites sont exactement les mêmes que celles par lesquelles Sa Sainteté [le dalaï-lama] conseille les autres.
Avec mes meilleurs souhaits et mes remerciements.

Votre sincèrement,
Lhakdor,
Religious Assistant & Traducteur






À mes très chers Parents.




AUX LECTEURS

TOUTE COÏNCIDENCE AVEC DES PERSONNES OU DES CIRCONSTANCES, EXISTANTES OU AYANT EXISTÉ, SERAIT PUREMENT FORTUITE ET RÉSULTERAIT DU HASARD. CE LIVRE EST UN ROMAN.

En revanche, comme le confirme si aimablement le courriel reçu de The Office of His Holiness the Dalai Lama, qui précède, l’auteur s’est appliqué dans un autre livre, « Le Voyage de la 5ème Saison », à décrire attentivement, sous la forme d’un récit biographique suivi d’un essai, une réalité monastique particulière du bouddhisme himalayen, en préservant l’anonymat des sujets décrits. Ayant été moine novice, il a eu le loisir de l’étudier
Les lecteurs qui souhaiteront connaître son expérience pourront s’y référer. Le présent ouvrage ne désigne pas un vrai monastère, ni des portraits de disciples, ni une « tradition » qu’aurait connue le romancier, ni même l’actualité internationale.
Les lecteurs devront garder en mémoire qu’il s’agit dans ce thriller d’élaborer une construction imaginaire, parfois à partir d’événements vaguement et fortuitement ressemblants à des faits réels, mais différents d’eux. L’invention de la réalité a été acceptée par l’écrivain afin de créer un fantastique, sans le moindre rapport dans sa construction, son interprétation, avec l’apparence historique. Pourquoi ? L’auteur a souhaité faire rêver les lecteurs en jouant avec la magie bénigne de la création littéraire, les faire frissonner (en anglais : « to thrill ») en leur permettant d’en sourire.


I
SECRET TANTRIQUE
UNE BOMBE AU CHOCOLAT



Un papillon léger, au cœur polychrome, peut-il changer le cours des choses ? Un paon du jour voletait tranquillement dans les bocages. Trouvant accueillant le pare-brise d’un camion-citerne qui circulait sur la petite départementale, il s’y posa. Le routier conduisait nonchalamment sur l’étroite route surplombant la zone industrielle en contrebas. Il regarda le bel insecte de l’autre côté du verre Triplex de sa cabine. Le papillon s’ouvrit, sentant peut-être ce regard humain se poser sur lui. Il laissa admirer le chatoyant décor de ses ailes déployées. C’était un de ces battements infimes... Le chauffeur, admiratif des nervures colorées du petit coléoptère, fixa le regard sur ce dernier. Inattentif une seconde dans sa conduite, il ne sut négocier le virage... Le camion de la société Oxygène Liquide Industriel quitta la route. Le chauffeur, voyant la situation désespérée, sauta par la portière. Il atterrit sans une égratignure sur le terre-plein gazonné. Le papillon, insouciant, reprit sa villégiature, et se posa bientôt sur une fleur des champs, un myosotis. Le véhicule, quant à lui, bondit par-dessus la voie ferrée qui, en bas, longeait la départementale. Il attrapa au passage une caténaire. Il arracha le câble électrique sur une longueur de plusieurs centaines de mètres dans cette course. Comme un gros dieu irisé d’éclairs électriques, il fondit sur la citerne d’hydrogène liquide des vastes chocolateries ChocoShock situées dans la vallée. La percussion des deux réservoirs, remplis l’un d’oxygène et l’autre d’hydrogène, se produisit. Simultanément la décharge à moyenne tension des câbles de la voie ferrée, toujours accrochés à la semi-remorque, produisit un allumage terrifiant. La recette d’une bombe géante était obtenue. Une déflagration s’ensuivit. Son souffle allait créer une importante dépression atmosphérique dans sa périphérie immédiate, là où il y avait les plus hauts niveaux d’énergie. C’est l’équivalent d’un petit séisme d’amplitude 3,2 sur l’échelle de Richter que notèrent ce jour les sismologues de la région. On entendit l’explosion à quarante kilomètres à la ronde. Et on perçut les effets du souffle de l’explosion jusqu’à quatre-vingts kilomètres autour de l’impact.
On préparait la période de Noël, bien à l’avance, chez ChocoShock. Mille sept cents tonnes de chocolat blanc et mille huit cents tonnes de chocolat au lait en fusion attendaient la fin de la pause déjeuner des ouvriers, pour être coulées dans les lingotières. Tout allait être mis en petits ballotins ornés d’un joli ruban rouge. Le souffle extérieur de la déflagration créa une différence de pression instantanée avec l’intérieur des deux cuves principales de chocolat liquide, les plus grandes d’Europe.
Les parois en acier inoxydable éclatèrent en direction du dehors sous l’effet de surpression. Leur contenu délicieux se propulsa et s’expansa dans l’air. Les deux immenses geysers de chocolat fondu montèrent à plusieurs centaines de mètres d’altitude, obscurcissant un instant la lumière du soleil, en une singulière éclipse... Ils se déversèrent en une averse drue de chocolat noir et de chocolat blanc sur le village de Montel situé à proximité des ateliers. Le charmant hameau se transforma instantanément en gâteau marbré. Des torrents de lait concentré sucré, jaillissant des stocks de la chocolaterie, se projetèrent dans plusieurs des venelles du bourg. Des milliers de fûts de métal, contenant la liqueur de kirsch, attendaient dans la cour de l’usine de remplir les bouchées « Griottes ». Sous l’effet de souffle, leurs barils nickelés éclatèrent, pétaradant comme feu d’artifice. Propulsé avec le « boum », leur contenu atteignit la petite bourgade, en faisant pleuvoir la liqueur à la cerise. Soufflés par l’explosion, les hangars de stockage furent volatilisés dans le même instant. Les réserves de pralines roses, de dragées, de sucettes et de sucre glace s’élevèrent avec des fétus de papier doré dans les airs, puis précipitèrent une grêle de confiserie sur le village.
Les sucettes se fichèrent dans le manteau de chocolat qui recouvrait les constructions. Les pralines décorèrent son nappage inopiné. Enfin l’épais nuage de sucre glace saupoudra l’ensemble, et lui donna sa nuance immatérielle. Un paysage de conte pour enfants se déployait maintenant sur l’ancienne place du village. Elle était devenue un petit royaume de pralines et de sucettes, où coulaient des rivières de liqueur. Les employés étaient indemnes : ils sortaient de la cantine, située heureusement à plusieurs centaines de mètres de distance. Personne n’en croyait ses yeux. L’usine s’était volatilisée. Une bombe au chocolat était partie ! Il n’en restait rien : juste un cratère de quatorze mètres de profondeur au centre, et d’une cinquantaine de mètres de rayon, en rappelait encore la réalité. Et le village, qui avait été enlaidi auparavant par la proximité de ces hangars disgracieux, avait retrouvé un cadre dégagé et panoramique. Il était devenu un gâteau pâtissier recette Vandamme.

— C’est les gamins qui vont être contents !

— On va fêter Noël un peu plus tôt !

Bientôt, oubliant leur désarroi, les employés commencèrent à jouer aux boules de neige, avec la couche de noix de coco en poudre qui recouvrait par endroits le sol. Ils admiraient l’église romane, comme transfigurée par une belle épaisseur de chocolat blanc qui s’y était solidifiée. Ils commencèrent à casser les stalactites de pâte d’amande qui ornementaient les colombages des maisons recouvertes d’un manteau de cacao. Ils se mirent à déguster, à rire et à danser. Le village de Montel était devenu le « royaume de pain d’épice. »
Je déambulais parmi les ouvriers chocolatiers. Sociologue de métier et gourmand de surcroît, j’étais venu réaliser une étude qualitative sur les « représentations culturelles implicites dans les métiers du chocolat ». Hélas, je me trouvais maintenant sans terrain d’observation, l’usine ayant disparu en quelques secondes. Qu’allais-je faire de tout ce temps libre, qui me paraissait immense, là devant moi ? Manquant d’inspiration, je grappillai quelques bonbons à la noisette sur les arbres. Je grignotai aussi quelques papillotes pralinées, parmi les feuillages du jardin public, sans but, tout occupé à cette pensée : qu’allais-je faire des mois à venir ? Un feuillet de papier s’était collé à l’un des platanes chocolatés de la placette. Je le retirai délicatement de la gangue de Noir 80% qui recouvrait les branchages. C’était une lettre, que l’explosion avait soufflée depuis la comptabilité de l’entreprise, puis déposée ici :
À l’attention de Chocologistique :
Pour nos cérémonies publiques du millenium, célébrant la naissance du Bouddha, nous passons, par la présente, commande de trente colis de Meganuts’ aux noisettes entières, de quarante cartons de CoocooMax à 80% de cacao, de cinquante caisses d’Ultralite+ aux éclats de fèves de cacao caramélisés, de mille barres chocolatées SnackyXXL, d’un conteneur de BigBangChoc aux pépites de chocolat blanc, et de deux mille rochers junior pralinés WaowTerminators. Avec nos salutations distinguées,
l’Intendance du monastère.
La demande portait l’en-tête d’une congrégation bouddhiste de tradition himalayenne établie en France : Karmatchup’Land. Mon sang ne fit qu’un tour ! Je connaissais bien l’un des moines de ce temple himalayen reconstitué en Europe ! Je recopiai son adresse indiquée sur la lettre. Puis, je mis à profit ma soirée à l’hôtel pour adresser un courrier postal à cet ami.

Ce moine s’appelait Tchang. C’était un Chinois qui avait été créateur de mode. Talentueux, il avait connu un succès fulgurant. Il se prénommait Ismaël. Je le connaissais par mes fréquents voyages en Malaisie. Il m’habillait toujours de pied en cap, gratuitement, avec les toutes nouvelles créations de sa collection à venir. Car je faisais, à chacun de mes séjours à Kuala Lumpur, une étude sociologique de son marché, intitulée « ÉmerGents » pour en analyser les tendances interculturelles. Il trouvait élégant que son sociologue soit interculturaliste et français, tout comme il était évident pour lui que son scooter ne pouvait être qu’un Piaggio italien ivoire, et ses ordinateurs, bien entendu des i-Mac californiens translucides.
Il avait dû renoncer un peu trop tôt à sa vocation de styliste et de modéliste. Tchang était pourtant le plus en vue de la nouvelle génération de designers de la verdoyante cité équatoriale. Sa griffe célèbre Prismatique habillait tout ce que la Malaisie comptait de hackers surdoués, de webmestres
[1] côtés en bourse, de douairières richissimes et de politiciens malais. Il expliquait son succès avec modestie :

— Je n’habille pas, je ne recouvre pas les corps. Chaque être humain a une qualité prismatique. Et si chacun est prisme, les couleurs de mes vêtements sont l’arc-en-ciel particulier qui est diffracté de sa radiance. La lumière rayonne de l’intérieur, impalpable. Il faut donc que les vêtements soient drapés, et qu’on s’y sente fluide comme dans des kimonos. Mes lignes Prismatique sont conçues de l’intérieur, et elles sont faites pour être portées, ressenties et appréciées de l’intérieur également. Sur les cintres, en boutique, les vêtements Ismaël Tchang n’ont aucune allure. Ils paraissent sans forme, sans structure par rapport à des créations de Paris. Mais laissez-les draper par un être humain. L’arc-en-ciel invisible, voilà !

Une éblouissante jeunesse déambulait dans le parc paysager, au pied des Twin Towers[2] qui surplombaient la capitale malaise, à 452 mètre de haut. Cette population juvénile s’était entichée des lignes Prismatique junior créées par Tchang. Ce dernier avait banni les shorts courts, les épaules nues, mais aussi les sigles, les logos et même les images sérigraphiées représentant les êtres humains, satisfaisant ainsi parfaitement à l’ancienne tradition artistique islamique. Sa vision et son sens des responsabilités vis-à-vis de sa culture refusaient le déballage mercantile et le tape-à-l’œil, afin, comme il me l’avait confié un jour où il était enclin aux confidences : « de préserver ces silhouettes si délicates de la violence de la publicité, de la vulgarité des énormes chaussures de sport, de la laideur des pantalons de jogging en tissus synthétiques ». Il s’était fait ainsi une réputation de vertu auprès des instances politiques musulmanes qui dirigeaient le pays. Fer de lance d’une création pudique et élégante, il avait donc été choisi pour devenir l’un des chouchous officiels d’une Malaisie que le gouvernement voulait multiculturelle, dans la dignité. Et les parents malais avaient finalement cautionné sa mode raffinée et enveloppante, à la suite de la communauté chinoise dont la sympathie et l’engouement lui étaient acquis. Des cotonnades douces, du marine, du blanc, des touches de grège, « qui évoquent la rencontre amicale de l’océan qui rafraîchit et du sable qui réchauffe » comme il l’expliquait lui-même en souriant imperceptiblement.
Sa boutique de mode, sur six étages climatisés au cœur des tours jumelles, offrait à chacun les ressources complémentaires d’un Spa[3] habillé de teck, d’un espace de relaxation dynamique aux décors marins, d’un club coiffure & conversation, et d’un salon de thé entièrement décoré dans une harmonie de beiges. De plus, une grande bibliothèque dans des décors verdoyants de plantes exotiques était dotée d’un cyberclub
[4], d’un bar sans alcool et d’un restaurant fusion[5]. Elle s’adressait gratuitement aux trois cultures présentes en Malaisie : les autochtones, les Chinois et les Indiens de souche.
Le vaste complexe élégant proposait la mode « Ismaël Tchang, K.L. » Elle offrait une halte appréciée. En effet, si l’on n’avait pas les ressources financières pour s’offrir un costume en soie sauvage gazelle, on pouvait s’y arrêter et prendre avec des amis un thé vert — accompagné de quelques biscuits au sésame — servi dans une théière japonaise Iwachu
[6], pour à peine un euro. C’était donc abordable, et sa « Maxiboutique » puisqu’il l’avait nommée ainsi, était devenue le rendez-vous vibrant de vitalité de tout le pays... Mais ce havre de culture, de bonté et de bien-être dans la cité de verre et d’acier, avait commencé à subir durement les effets d’une dépression économique lancinante en Malaisie. La bourse était fiévreuse. L’explosion de la bulle spéculative asiatique, inévitable. Tout avait conspiré à rendre le loyer de son complexe de mode trop onéreux pour ses ventes trop « modiques ». Il était situé en effet dans le centre commercial le plus chic et aussi le plus ruineux de la capitale. Ce megamall [7]était même doté d’une batterie de jets d’eau pilotée par ordinateurs qui permettait des concerts chaque soir, à dix-huit heures, dans ses vastes jardins arborés et paysagers ! À la Maxiboutique de Tchang, on venait feuilleter un livre de photos sur l’art Khmer, aller au hammam entre amis, siroter un thé Keemun[8], et peut-être grignoter ensemble quelques carrés du délicieux chocolat français en tablette Yves Thuriès[9]. Mais les ventes ne suivaient plus le cours des dépenses locatives, devenues trop lourdes.
Il vendit donc l’ensemble à la Fondation Islam International. C’était une initiative nouvelle réunissant de prospères mécènes musulmans, qui investissaient sur des projets visant à promouvoir aujourd’hui, auprès du public, l’image positive et bienveillante de leur tradition spirituelle : l’Islam. Tchang leur céda donc la « Maxiboutique », ses somptueuses lignes de vêtements, élégantes et pudiques, bien adaptées à cette rénovation de la culture islamique. Le complexe continua donc à accomplir sa vocation sociale et à constituer un lieu de vie agréable en plein Kuala Lumpur... Tchang réalisa une belle moisson en millions d’euro, qu’il plaça dans les fonds de pension du pôle EuroNex. Le jeune millionnaire au bon cœur avait un autre projet à réussir : sa vie spirituelle, maintenant que les autres buts de son existence avaient été atteints. Il alla en Europe, s’établir dans un monastère où un humble Tibétain de soixante-dix-huit ans jouissait de la réputation d’être un bouddha vivant auprès de ses disciples, la plupart occidentaux. Il y prit donc ses vœux de moine bouddhiste. Le novice m’envoya alors une lettre depuis sa chambre au monastère me racontant ses métamorphoses. Il me demandait de respecter son « nouveau désir de silence afin d’illuminer l’arc-en-ciel des sentiments ». Fort de cette bonne résolution, et fidèle à notre amitié, j’avais donc refréné mon désir de lui demander de ses nouvelles, jusqu’à ce jour.

Attendant sa réponse à mon courrier, je passais les jours suivants à déambuler dans la bourgade et à regarder les gourmands jouer. Ils faisaient de la luge dans un pré recouvert d’une épaisse couche d’amandes émondées. Ils dégustaient avec appréciation les fraises Tagada qui avaient inondé la cour de l’école. Et ils construisaient, dès la fin de la classe, des châteaux forts en Nutella et des bonhommes de neige en chocolat blanc...

— Un colis est arrivé pour vous.

Le réceptionniste me tendit un long paquet enveloppé de papier vergé ivoire. Il contenait des vêtements de moine bouddhiste. Il y avait une robe et un long châle de trois mètres couleur prune. Une ceinture tibétaine plate brodée de fils multicolores était serrée entre les deux. Un jupon de cotonnade que les moines portent sous l’uniforme, contrastait sous la pile, par sa teinte safran. Un rosaire où s’enfilaient cent onze perles de graines de lotus vernies, complétait ce colis. Une lettre manuscrite de mon ami expliquait la raison de cet envoi... Elle était calligraphiée sur un papier bible couleur coquille d’œuf. Tchang écrivait à l’encre bleue :

Mon cher Antonin,

Heureux d’avoir de tes nouvelles. Je me réjouis que l’explosion de l’usine ChocoShock n’ait pas fait de blessés. Le journal quotidien que nous lisons ici en a fait ses titres : « UNE DOUBLE BOMBE AU CHOCOLAT DE TROIS MILLE CINQ CENTS TONNES A LITTERALEMENT PRALINÉ UN VILLAGE. DANS LE BOURG DE MONTEL, MÉTAMORPHOSÉ EN GÂTEAU FORÊT NOIRE AUX DEUX CHOCOLATS, LA MUNICIPALITÉ A CONSTITUÉ UNE CELLULE DE CRISE AFIN DE PRÉVENIR DE NOUVEAUX RISQUES D’INDIGESTION... »
Tu me dis avoir besoin de trouver le sujet d’une nouvelle « recherche action », je te propose de reprendre tes activités de sociologue dans mon centre bouddhiste ! Il te faudra rester très discret sur notre démarche scientifique ! Dans mon monastère, on pratique un art de la félicité subtile, appelé aussi tantrisme. Or depuis quelques années maintenant, plusieurs disciples, ou leurs proches, encore trop jeunes pour partir ainsi, sont décédés inopinément, sans que je puisse comprendre s’il s’agit de morts naturelles, ou s’il existe un facteur subtil favorisant peut-être une sorte d’effet de série. Peut-être pourras-tu résoudre cette énigme, car il faut, bien sûr, en avoir le cœur net... Et si ce n’est pas un phénomène dû au hasard, il faudra mettre terme à cela, avant qu’il ne soit trop tard. Je t’aiderai donc, à ma manière. Je suis en retraite de trois ans avec onze moines comme moi, reclus pour cette durée dans un des dix ermitages de vie collective qui sont regroupés autour du monastère et de ses dépendances pour les bénévoles. Tu pourras te faire passer pour un moine novice, et enquêter de cette manière, incognito. Même si nous ne pouvons pas nous voir, car je suis confiné à l’intérieur, nous pourrons échanger des courriers électroniques. J’ai gardé le petit ordinateur portable i-Mac, qui me sert à dactylographier les enseignements bouddhiques. Si tu m’envoies, sous colis discret, un système de télécommunication satellitaire et le câble de raccordement informatique, je pourrai communiquer avec ton ordinateur, sans délai. Ce recours à l’écrit évitera d’attirer l’attention des autres. Peut-être pourrons-nous alors ensemble, en réunissant tes informations glanées à l’extérieur, et les miennes de l’intérieur, percer ce « secret ». Tu es libre de refuser ! Enfin comme tu le vois, je n’ai pas oublié de t’habiller de pied en cap, comme lorsque tu venais faire les études de marché à K.L. J’ai cousu moi-même les vêtements du bouddha, à défaut de pouvoir t’offrir des créations contemporaines...
Tu pourras téléphoner de ma part à Pomme. Elle habite à côté du monastère. C’est une de mes bonnes amies d’ici. C’est une lève tôt, une femme écrivain qui préfère les premières heures du jour pour trouver l’inspiration. Elle t’aidera volontiers, et tu pourras lui parler de tes recherches, car elle est une personne de confiance. Son témoignage te serait également précieux pour commencer tes investigations. Dans un de ses courriers, elle m’a dit avoir approché le nirvana
[10] lors de sa retraite en solitaire...
Ton ami,
Ismaël.

Son idée était intéressante. De plus, la perspective de reprendre le fil de notre amitié semblait plaire à Tchang autant qu’à moi-même... Ravi de cette nouvelle perspective, je fis mes bagages immédiatement et demandai la note. Parvenu au parc de stationnement, j’ôtais quelques dragées et des rochers pralinés WaowTerminators, déposés par l’explosion de la chocolaterie sur le capot fuselé de ma voiture, luisant dans le crépuscule...
Je démarrai avec délicatesse et appréciation la belle Citroën à moteur Maserati, une Sm grise métallisée. C’était un véhicule de collection de 1972. Il comportait un intérieur cuir. Je l’entretenais avec bien des égards. Une fois de plus la grande deux portes allait m’accompagner dans de nouvelles aventures. Le dinosaure s’éveilla dans le feulement généreux de sa rampe d’injection électronique...
En route je m’arrêtai consulter un spécialiste en télécommunications. Celui-ci très arrangeant, me conseilla. Il fit partir pour Ismaël, en un tour de main, un colis contenant un système Inmarsat Global Area Network
[11] 64k HSD/ISDN. L’appareil comportait un petit panneau gris télescopique, rectangulaire, dont les trois parties se dépliaient sur soixante centimètres environ. Il s’orientait en direction du ciel à partir d’un support noir, dont les deux parties articulées s’ouvraient pour former le pied. L’Inmarsat, utilisé aussi par les commandos des forces spéciales, ferait communiquer Ismaël aisément, par l’intermédiaire de plusieurs satellites, depuis cette région reculée. Ce matériel était prêt à l’emploi, avec son câble informatique qui permettrait à Ismaël de m’envoyer ses messages et ses témoignages, silencieusement, par Internet, depuis son clavier d’ordinateur portable... Il me fallait, sans attendre, rejoindre le monastère de Karmatchup’Land où vivait Tchang, et rencontrer son amie Pomme.
À la nuit tombée, la Sm s’élança sur la nationale, frôlant littéralement l’asphalte avec ses jantes légères en résine renforcée, dans le confort inimitable de sa suspension hydropneumatique...

La musique des Rubettes jaillissait dans l’habitacle comme une source vive. Je passai sur le système audio haute fidélité de l’auto les grands classiques de mon groupe anglais fétiche. Comme cette voiture d’exception, ils avaient subi les outrages du temps. Les Rubettes avaient été cinq jeunes anglais secouant en play back des guitares blanches en serinant : « Yeah ! I can do it, I can really move
[12]. »
C’étaient des musiciens euphoriques, affublés de costumes jaune canari aux terrifiantes pattes d’éléphant. Ils arboraient crânement de grandes casquettes blanches et des bottines à talons surélevés assorties. Leurs cheveux mi-longs, leurs gesticulations, leurs chemises ouvertes à larges cols, étaient d’un goût effroyable. Leurs rengaines sucrées, apprêtées en studio avec profusion de chœurs et des pizzicati de cordes, étaient contemporaines de cette voiture. Elles partageaient l’optimisme de ce temps post soixante-huit de croissance économique, et cela juste avant les crises successives qui allaient surgir.
Le premier succès « Sugar baby love », qui résonnait dans le confortable habitacle, me mettait de belle humeur au volant.
Je fredonnai avec les Rubettes, plein d’entrain :

People, take my advice,
If you love someone,
Don’t think twice.
Ce « poème », d’une philosophie aussi simple que définitive, signifiait en substance :

Vous tous qui m’écoutez, suivez mon conseil,
Si vous tenez à quelqu’un,
Ne pensez pas deux fois.

J’étais moi aussi bien décidé à rouler jusqu’au but de ce voyage ! Nous serions quitte pour effleurer les premières lueurs de l’aube avec nos six phares rectangulaires, dont deux réagissaient à l’orientation du volant, bien protégés par une large calandre vitrée qui courait sur toute la largeur du monstre. Un paysage de volcans s’étendait au loin sous la lune immobile.
La Sm se faufilait comme un fauve lisse, se jouant du vent, par les méandres de l’asphalte. Son exceptionnel coefficient aérodynamique de 0,46 lui venait de son dessin en « goutte d’eau inversée » imaginé par Giuseppe Bertone. Les nuages de rosée pailletaient de temps à autre le capot luisant en aluminium où s’ouvrait, dessus, une bouche de ventilation griffée du double chevron de chrome...
La montagne au loin laissait deviner des cratères fantomatiques où d’antiques éruptions avaient peut-être vu, il y a très longtemps, la fin de ces autres dinosaures de chair et d’os...




II
LE LANGAGE DE LA COMPASSION
À PIED D’ŒUVRE


J’arrivai en vue du complexe monastique, alors que les premières lueurs du jour se frayaient un chemin entre les nuages de pluie venus de l’Ouest...
À proximité, deux cabines téléphoniques se dressaient, seules apparitions éclairées dans une aube incertaine. J’y appelai Pomme. Elle venait juste de se lever, et m’invita à venir partager son petit déjeuner. Affamé par la course nocturne, j’acceptai volontiers. Elle me donna les instructions pour aller chez elle, dans sa propriété située à sept kilomètres.
Je trouvai facilement son havre, une ferme granitique de 1899, qu’elle avait restaurée dans le style Zen
[13] contemporain. Elle sortit m’accueillir, et m’invita à garer la Sm devant la maison. Sa poignée de main était fraîche et franche. C’était une femme dans sa quarantaine, de taille moyenne, volubile et souriante. Elle portait un kimono de soie. Sa chevelure drue ne parvenait pas à cacher sa physionomie mobile où les émotions glissaient, comme sur un miroir. De suite, elle exprima son intérêt pour la voiture. Tournant autour, comme pour en apprécier chaque perspective, elle semblait amusée et réjouie :

— Vous voyagez dans le temps, me dit-elle.

— La production de cet iguanodon s’est arrêtée en 1975.

— Vous devez défier les lois avec votre fusée.

— Elle peut atteindre 234 km/h, mais je n’ai jamais essayé.

Observant les deux conduits d’échappement cintrés sortant de part et d’autre du pare-chocs arrière, elle me fit, faussement candide :

— Il y a aussi deux moteurs ?

— Non, mais c’est un six cylindres en V de 2,7 litres à quatre arbres à came en tête. Les deux collecteurs que vous voyez ne sont pas de trop...

— Elle doit être terrible ?

— Elle fait ses 178 chevaux.

Elle rajusta le peigne en nacre en forme de papillon qui tenait sa chevelure et, me toisant, laissa tomber :

— Exemplaire unique ?

— Non, la firme du quai de Javel en a construit 12 920 en tout. Vous voyez, c’est quand même une série.

Elle s’éloigna à regret de la Grand Tourisme, m’ouvrit la porte de sa maison, et me suggéra, malicieuse :

— Mais je vous importune, vous devez avoir besoin de vous restaurer. Entrez donc, et... laissez vos chevaux brouter la bonne herbe devant la maison.

Chic, des saucisses sautaient à la poêle ; des œufs au plat étaient en train de frire ; le pain de campagne paillasse était tout chaud ; le fromage Masdamer blondissait sur la planche de hêtre ; et la gelée de mûre, faite maison, embaumait la cuisine ! Un vrai festin à partager de si bonne heure. Mon hôtesse me versait de grandes rasades de thé de Darjeeling, dès que les tasses disposées devant nous étaient vides. Entre sa conversation choisie et la douce chaleur de son poêle à bois norvégien, de la marque JØTUL, qui trônait au milieu de la vaste cuisine chaulée, je finissais d’oublier la longue route et les heures de conduite.

Pomme, me raconta son Extrême-Orient. Elle avait gardé la nostalgie des temples japonais. Un jour, elle avait laissé sa vie de diplomate du gouvernement suisse. Elle s’était calmement retirée, préférant désormais une existence paisible au tourbillon des voyages. Pomme avait fait comme Tchang. Elle était venue auprès du célèbre Gondor, elle aussi, pour chercher le sens. Elle avait été également novice bouddhiste à Karmatchup’Land. Elle y avait connu Ismaël pendant leur période monastique. Mais son impression n’avait pas été favorable, contrairement à Tchang qui avait été conquis par ce projet. Pomme me dit qu’elle avait « senti un impalpable frémissement sectaire, comme ce souffle de l’aile de l’imbécillité que redoutait le poète Baudelaire. » Elle avait alors « préféré faire son chemin seule, afin de ne pas avoir de regrets plus tard ». Très dévouée au vieux Gondor qui vivait au monastère, elle avait déniché cette maison à rénover dans les environs « afin de ne pas laisser tomber ce diamant, à défaut de ne pouvoir aimer la gangue de charbon qui l’enveloppe peut-être... », me dit-elle, avec ce style imagé et énigmatique qu’elle semblait affectionner.
Elle vivait donc « presque » comme une nonne, mais « plutôt comme une moniale Zen, que comme une Tibétaine », précisa-t-elle. Elle écrivait et s’occupait d’une petite société d’édition qui faisait connaître sa littérature et ses poésies sur Internet, grâce à des webagencies
[14].
Elle était enfin musicienne et possédait deux clavecins. Les deux étaient fort différents. L’un était numérique, un Roland C80 à huit tempéraments, et l’autre, un imposant clavecin acoustique à trois claviers, « réplique d’un instrument d’exception français du dix-huitième siècle, sans doute de l’école Joseph Taskin » m’expliqua-t-elle, en me montrant son vaste salon de musique. Pomme avait fait dorer la gorge de l’instrument à la feuille. Sur les cinq côtés de bois, des décors peints de manière exquise représentaient anges, draperies, ciels, lys et scènes champêtres. Une rosace percée dans la table d’harmonie permettait au son de s’élever des jeux inférieurs au jeu supérieur. Passionnée de contrepoint, mon hôtesse vivait tranquille, communiquant un style personnel à ses travaux d’écriture, à ses inlassables bricolages, ses menues tâches quotidiennes de maîtresse de maison et... à sa précieuse musique de Rameau.
Elle me fit visiter l’habitation, et me proposa aimablement « pour le temps que vous voudrez » de résider dans une grande pièce située à l’étage de son cottage. « Les amis de Tchang sont ici mes amis » conclut-elle, avec un grand sourire, boudant d’un geste péremptoire, l’offre que je lui fis d’acquitter une participation aux frais.

On accédait à cette chambre par des cloisons coulissantes. Leur mince cadre de bois était tendu d’un opale papier de riz. Le matériau translucide laissait passer le jour adouci et comme transfiguré.
C’était une salle au parquet de pin satiné, éclairée de deux belles fenêtres plein Sud. Elles donnaient sur les pâturages où paissaient de paisibles Charolais blancs. Sur le côté, une porte vitrée ouvrait sur une terrasse couverte et dallée de caillebotis. Cette dernière comportait un minuscule salon d’été avec ses larges coussins carrés à même le sol. L’eau vive sourdait de la fontaine à la vasque en pierre polie. Posé sur le rebord, un godet de bois à long manche, qui servait à y puiser, attendait que l’instant rituel du thé vert revienne. La terrasse jouxtait un jardin de gravier immaculé, ratissé en vagues autour de ses trois gros cailloux blancs. Autour de ce sanctuaire immobile rêvassaient des fruitiers taillés — abricotiers, cerisiers, poiriers — et des conifères nains — cèdres à balancier, cyprès dorés, juniperus de différentes essences... Une haie champêtre de coudriers préservait ce clos où les oiseaux picoraient les graines de tournesol que notre hôtesse leur présentait dans des mangeoires suspendues aux ramures fécondes du plus vieux des poiriers, un ancêtre courbé comme un bonsaï...
Je serais bien ici. Je m’installai, et essayai avec prudence la paire de socques en pin du Kansaï que Pomme m’avait proposée. Avec ces semelles de bois chaque pas se comptait. Aller ainsi cahin-caha jusqu’au jardin fut mon premier exploit. J’y sonnai doucement le gong de bronze suspendu à un portique enlacé d’un jeune lierre. Je m’en retournai, posant chaque pas sur les dalles qui s’égrenaient dans la pelouse... Une fois revenu dans mes nouveaux quartiers, j’utilisai la prise de téléphone de la chambre pour y connecter un ordinateur Apple qui m’accompagnait depuis plusieurs années dans mes recherches. Je choisis les paramètres du système de courrier électronique afin de pouvoir communiquer avec Tchang...

Pomme était très hospitalière. Elle me prêterait son « Alcyon », me dit-elle bientôt. Elle me montra fièrement la monture, protégée par une bâche transparente, dans la grange coiffée d’une haute charpente en pin.
C’était un vélo électrique blanc, un engin hybride, mi‑cyclomoteur et mi-bicyclette, doté d’une grosse batterie et d’un moteur qui permettait de diminuer l’effort à exercer pour le promeneur. Il faudrait recharger les accus, les brancher sur le secteur, en rentrant le soir, pour que ce « vélo » soit en état de rouler de nouveau, chaque lendemain. Cet engin silencieux et écologique allait bien avec la tenue de moine qu’il me faudrait arborer pour ne pas susciter de méfiance au monastère et faire se délier les langues des eurolamas...

Mon hôtesse mit à profit son expérience pour me montrer comment passer la robe de moine et ajuster le châle qui m’avaient été offerts par notre ami commun. Elle déclencha notre hilarité, en faisant la démonstration des tours de main qui permettaient de plisser le châle, et de le réajuster sur l’épaule, « avec le panache d’un vrai bouddha d’Hollywood » m’assura-t-elle, en riant.

Lorsque tout fut au point, un soir, une nuit et un matin avaient déjà passé. J’ouvris mon ordinateur. Tchang avait déposé ce message électronique à mon attention :

Mon cher Antonin,

Je reçois à l’instant le système de communication satellitaire que tu m’as envoyé, et suis heureux de t’adresser par Internet ces premiers trucs pratiques qui te permettront, je crois, de te faire passer pour un eurolama à Karmatchup’Land.
Tes attitudes ordinaires prendront une sorte de sens avec l’habit rouge du moine, mais aussi dans le regard plein de foi des autres... Il te suffira donc d’adopter le point de vue de la hiérarchie et sa casuistique. Je les ai résumés.
Si on te sourit, lance la prière de la compassion en sanskrit : « Om mani padme hung
[15] », et arbore un air charitable et lointain.

N’hésite pas à donner des « conseils spirituels », tu deviendras vite un confident, et tu auras ainsi un accès privilégié aux petits secrets des uns et des autres...
Il te suffit, par exemple, de dire aux plus lasses des personnes de bonne volonté que tu rencontreras, « que les difficultés actuelles dont elles se plaignent, résultent d’actes négatifs qu’elles ont accomplis dans quelque vie antérieure ! » Et, si les bénévoles souffrent de leur propre aveu sur les chantiers du monastère, n’hésite pas à souligner avec bonne humeur que « c’est une fort bonne chose ». Face à leur manifestation d’incrédulité, précise que « s’ils se réjouissent de leurs propres souffrances, ils purifieront toute la négativité de leurs vies antérieures encore plus vite ».
Parfois, les gens sont exaltés et contents. Dans ce cas, atteste avec un vaste sourire à la cantonade, que c’est « la grâce de la lignée du monastère » qui leur donne « son incommensurable bénédiction ».

Dès qu’on se plaindra auprès de toi de consignes arbitraires de la hiérarchie, encourage chacun à l’obéissance : « Le mérite accumulé, en accueillant les ordres des eurolamas avec égalité d’humeur et humilité, est très vaste. Il vous ouvre la porte de l’éveil spirituel parfait. » Tu peux même ajouter, d’un air entendu : « L’offrande totale du corps, de la parole et de l’esprit, voilà ce que firent les grands disciples du passé en leur temps. »

Mais parfois les uns ou les autres découvrent les « ficelles », les petites « tricheries », ou les manquements. Dans ce cas prends un air sévère, et détourne la tête en prononçant un farouche déni : « Ce sont tes propres voiles qui obscurcissent ta perception ». Tu peux ajouter, d’un ton de reproche : « Tu crois voir les fautes des autres, mais ce sont tes propres erreurs que tu leur attribues ! Tu ne fais que les projeter sur eux ! » Et quand le candide acquiesce, éberlué de s’être ainsi mépris sur la « bonté des autres », ajoute cet aimable : « Mais ce sera comme cela jusqu’à l’éveil, il ne faut pas t’en inquiéter, si tu fais des offrandes régulières aux eurolamas du monastère, tes voiles se dissiperont progressivement. »

Lorsque les plus audacieux parmi les volontaires souhaitent obtenir une période, même brève, de congé au monastère, culpabilise-les bien, en regrettant d’un air triste : « Il n’y a pas de vacances dans le samsara — le cycle des existences. »
S’ils veulent s’isoler pour une retraite dans leur chambre, pendant quelques jours, ou s’ils souhaitent méditer au lieu de vivre en communauté, profites-en pour jouer à l’officiel avec une bonne remontrance : « Je vois que tu cherches ta tranquillité, tu essayes de te blottir dans ta petite bulle personnelle. C’est étroit ! Ce n’est pas cela la vraie méditation ! »
Remets alors chaque « méditant en herbe » sur le chemin du chantier par une directive bien sentie : « Tu es encore au niveau du débutant sur la Voie, il te faut travailler avec les autres aux constructions des bâtiments, tu y purifieras toutes tes émotions perturbatrices. Ta méditation sera d’autant plus stable plus tard, si tu as travaillé, sans te plaindre ! Sans cela tu n’obtiendras aucun résultat ! Le chantier communautaire, ses parpaings, sa boue et ses corvées sans fin constituent une merveilleuse préparation pour l’illumination du bouddha ! »

Et pour ceux qui aspirent à une amélioration de leurs conditions de vie frugales, à bénéficier d’un certain confort au quotidien, soupire profondément, marque un instant de silence, et fais savoir avec lassitude : « On ne peut pas améliorer le samsara, car c’est un Gouffre sans Fond ! »
Pour les « rénovateurs » qui, périodiquement, veulent créer une petite activité artisanale, commerciale ou coopérative au sein du monastère, sois très décourageant, et invoque à cet effet l’idéal bouddhique : « On ne fait pas de business ici ! Il faut se détourner complètement de ces préoccupations mondaines ! » La formule fait mouche. Mais si tu ne réussis pas à mettre le juste mépris dans le péjoratif : « Mondaine » ajoute ce conseil pratique, qui s’applique aussi à toutes sortes de situations : « Il faut lâcher ta saisie égocentrique ! »

Lorsque un moine a fait quelque entorse à son vœu d’abstinence vis-à-vis de la consommation d’alcool, et que les nouveaux s’en offusquent à juste titre, hausse les épaules avec un air complice, et affirme d’un air autorisé : « Ce n’est pas de l’alcool, ce nectar de la grande félicité avait été consacré par les divinités ! »

Et, quand une histoire salée circule sur les frasques de quelque moniale, n’oublie pas de remettre les esprits volubiles dans le droit chemin : « Il ne s’agit pas de désir ordinaire dans son cas ! Cette pratiquante authentique du tantrisme est l’émanation de la sagesse. Elle est de toute évidence l’incarnation d’un bouddha féminin. Elle transforme le désir sexuel en méditation... L’organe masculin qu’elle “visualise” n’est autre que le sceptre de diamant qui exprime la compassion, et son sexe féminin correspond à l’expérience profonde de la vacuité... »

En général, fustige les propos de table qui fusent, lorsqu’ils évoquent les manquements des uns et des autres, en leur opposant, avec un air d’imploration plein d’idéal : « Il faut garder la vision pure. » Si les autorités utilisent parfois des tromperies, et que cela se sache, rassure chacun, discrètement : « Le pieux mensonge est permis, tu peux aussi l’utiliser... »
Et si quelques officiels se laissent aller à la colère, ou à la jalousie, peut-être à une once d’orgueil, ou de confusion, voire à un excès de passion, tempère à nouveau la déception des nouveaux arrivés, et refrène leurs critiques gênantes : « L’activité inconcevable de notre maître transforme toutes les émotions perturbatrices en sagesse primordiale. »
Et quand on parle d’un eurolama, suggère toujours sa grande valeur, en montrant ton sourire le plus favorable. Pour cela affirme avec emphase que celui-ci est « détenteur du lignage ». Cela fait bon effet, en général. Tu peux, de plus, ajouter un compliment : « Il manifeste vraiment l’activité de Gondor ! » Enfin, selon la réceptivité de ton auditoire, tu sauras susciter l’admiration de tous au sujet de l’intéressé, par une confidence dite avec onctuosité : « Il a toujours gardé ses liens initiatiques avec Gondor parfaitement purs. »

Lorsque les décisions prises par le monastère nécessitent l’adhésion des nouveaux, enjoins-les, toi aussi, avec chaleur, à se joindre à l’effort qui leur est proposé : « C’est pour le bien de tous les êtres ! » Et face à l’incertitude, ôte les réticences, par un récit plus détaillé ; tu l’orneras de quelques enluminures :

« Si les êtres humains se rendaient compte que ce monastère est une Terre Pure de grande félicité, ils viendraient tous ici... À l’avenir, il y aura des milliers et des milliers d’eurolamas vivant dans ce lieu béni. Ce sera le seul havre de sécurité dans ce monde totalement dégénéré où les émotions négatives feront souffrir de plus en plus d’êtres des effroyables tourments des enfers. Ce centre bouddhique est différent des autres : il est précieux, merveilleux et surtout in-con-ce-vable ! Il sera l’endroit où bientôt l’un des mille bouddhas de cette ère cosmique fortunée se manifestera. Celui-ci ne sera autre que Karmatchup, dans sa dernière incarnation terrestre !
Ceux qui auront semé des causes positives aujourd’hui, en travaillant généreusement et gratuitement, en récolteront alors des mérites inouïs, qu’on ne peut même pas imaginer. Ils seront, en effet, réincarnés eux aussi, dans ce temps à venir, dans ces disciples illuminés, proches du Karmatchup, notre bouddha du futur ! »

Un seul conseil : faire énorme. Tu peux aussi décrire les mondes merveilleux que les heureux pratiquants rencontreront au moment de leur mort, rendant ainsi leur sacrifice quotidien possible : « Les bouddhistes ont la possibilité d’aller dans un paradis de parfaite lumière au moment de leur mort. Ils ne doivent donc pas craindre de partir. Ils y trouveront des nourritures délicieuses, des boissons exquises, des arbres qui exaucent les désirs, et même des jolies déesses qui les combleront. » N’hésite pas à broder, plus tu exaltes la bimbeloterie du merveilleux, les lacs parés d’arc-en-ciel, les palais de féerie, les bouddhas rayonnants à l’infini, plus tu seras aimé pour tes récits de réfectoire !

Et n’oublie pas de rappeler à chacun, s’il grimace dans un labeur sans attrait : « Karmatchup’Tchenno ! » C’est la formule qui invoque le maître de ce lignage himalayen. Tu peux même en faire ta réplique, si l’on t’a posé une question indiscrète. Contente-toi pour répondre de marmonner « Karmatchup’Tchenno ! » plusieurs fois, en égrenant ostensiblement et négligemment ton rosaire. Éloigne-toi de ton curieux, avec un air bien absorbé dans la « pratique spirituelle »...

Je te souhaite bonne découverte de ce lieu, et de ces usages religieux, j’espère que le petit « code de rhétorique » ci-dessus te sera utile, et t’aidera à entrer dans ce monde clos, aisément.

Ton ami,
Tchang





III
TÉLÉPATHIE
LA PETITE PAGODE


Le matin était arrivé. Chaudement drapé de la robe rouge des moines, je glissais silencieusement sur le chemin du monastère au guidon de l’Alcyon. J’arrivai bientôt à proximité du grand temple des mille bouddhas, le principal lieu de culte de la communauté, encore en travaux. Il comporterait une salle de cinq cents places, et des terrasses suspendues au-dessus, où s’ouvriraient les futurs appartements du Karmatchup. Alors que je garais la bicyclette, j’entendis un grand « bonjour ! ». Je regardai autour de moi, puis derrière : il n’y avait personne sur les pelouses. De nouveau ce « bonjour ! » retentit. La voix semblait venir de l’intérieur de ma propre tête. « Regarde, au-dessus de la terrasse ! » La voix avait repris, claire et rieuse. Je levai les yeux vers le grand temple de ciment, et vis une silhouette drapée de rouge qui me faisait des signes de la main, à une cinquantaine de mètres. « Nous sommes en relation télépathique, on ne doit pas trop se fier cependant à son contenu, car en les recevant, nous filtrons et nous interprétons ces messages selon notre attitude inconsciente. Monte donc me voir ! » La silhouette faisait signe maintenant de venir, me désignant, d’un geste du bras, les escaliers de béton brut qui s’élevaient vers la première terrasse panoramique. Un peu surpris, je pénétrai dans le chantier, et grimpai l’escalier ; mon « télépathe » attendait à proximité. C’était un moine, d’une trentaine d’années, eurasien, mince et aux yeux en amandes. Il souriait de toutes ses dents blanches du tour qu’il venait de me jouer. Il joignit les mains et s’inclina en guise de salutation. Je lui adressai la parole, mettant en pratique le « B.A.BA de l’eurolama » que Tchang avait décodé pour moi :

— Karmatchup’Tchenno, la bénédiction de ce monastère est insurpassable !

— Karmatchup’Tchenno, répondit le moine, je m’appelle Kim. Venez, ma chambre sera plus accueillante que ces lieux.

Nous prîmes un deuxième escalier plus petit, où les câbles électriques et les gaines de ventilation apparentes rendaient le passage incertain. Kim ouvrit une porte de bois. Elle donnait sur une deuxième terrasse surélevée par rapport à la première. Il alla vers une échelle en aluminium adossée au mur intérieur et y grimpa, m’invitant à l’accompagner. Nous accédâmes à une pagode de bois, parée de feuille de cuivre poli, et surmontée d’un appendice doré, sur lequel était boulonné un paratonnerre. À l’intérieur de cet édicule spacieux, et vitré sur trois côtés, le moine avait établi son « home ».

— J’apprécie beaucoup ce paysage. Je peux résider ici tant que le temple n’est pas terminé. Dans un an ou deux, l’accès aux terrasses sera clos et réservé aux promenades personnelles de Karmatchup.

Nous étions au sommet du temple, loin des autres. La vue sur les volcans au loin était à couper le souffle. On était comme assis dans le vaste paysage, où les milans et les aigles planaient, en scandant des appels sonores et plaintifs.

— Cette petite pagode sera le reliquaire principal de notre institution. Pour l’instant, voyez, c’est une chambre de moine somme toute bien agréable.

Des tapis et des coussins recouvraient le sol. Mon hôte me fit asseoir et prépara un goûter improvisé. Il disposa devant nous la théière fumante, des biscuits, et quelques barres chocolatées Snacky en précisant :

— La nourriture provient de l’autel, elle a été consacrée par le rituel.

— Alors nous la mangerons pour le bien de tous les êtres, répliquai-je d’un air aussi sérieux que possible.

Mon hôte m’expliqua qu’il avait été intendant d’un centre de méditation affilié à la communauté, avant de venir ici comme moine et bénévole au chantier, en attendant la prochaine retraite collective. Au gré de notre conversation, je devinais sa sensibilité et sa conscience attentives. Le soleil qui montait au loin révélait les nappes de brumes qui s’étendaient à perte de vue, transformant les vallées en lacs blancs. Ses rayons réchauffaient les doubles vitrages de la pagode de verre et de bois. Il faisait bon. Je me décidai à utiliser cette étonnante possibilité télépathique, afin de m’assurer que je pouvais aborder les sujets graves qui m’intéressaient.
Silencieusement j’articulai clairement dans ma tête les pensées suivantes : « Kim, puis-je demander votre aide, afin de sauver la vie d’innocents ? »

Un silence suivit, le moine me regardait avec tendresse. Ses quelques mots résonnèrent délicatement dans ma tête : « Je suis à votre disposition. Je ne suis pas un inconditionnel, ni un apparatchik
[16] de cette institution, mais un libre penseur de cette vie intérieure. »

Je pris donc la parole, pesant chacun de mes mots :

— Avez-vous connu des cas de disciples qui soient partis, comment dire, définitivement et avant l’heure, au paradis de la parfaite lumière du bouddha Karmatchup ?

— Je crois comprendre le sens de votre préoccupation. Vous ne serez pas le seul à vous poser ces questions ici. Des eurolamas y songent, et parfois craignent aussi pour leur propre vie, même si ces sujets sont tabou. Il m’arrive moi aussi de sentir comme un danger qui me frôle et qui effleure aussi d’autres que moi. Notre vie est un peu sur le fil du rasoir, et vous seriez surpris du nombre élevé de moines encore jeunes qui ont déjà rédigé leur testament olographe. Ils le laissent sur une étagère dans leur chambre, au cas où...

Kim prit quelques gorgées de thé fumant, et fit une pause, comme pour se donner le courage de parler :

— J’ai connu personnellement un de ces cas de mort prématurée. Nul ne l’évoque aujourd’hui, car l’affaire fut étouffée alors. C’était l’année ou le daïla lama nous fit l’honneur de venir donner son premier grand enseignement en France. Il présentait alors ses sermons publics à des milliers de personnes dans un chapiteau qu’on avait dressé sur la colline à quelque distance du centre de méditation où je vivais. Le daïla lama commença, et c’est inhabituel pour lui, à souffrir de douleurs intolérables dans le bas du dos. Il dut renoncer à enseigner plusieurs des séances prévues. Simultanément, le moine himalayen qui dirigeait notre centre fit savoir qu’un danger était imminent pour la vie des disciples. Il fallait sécuriser le quotidien et prévenir tout incident pendant ces quelques jours. Il nous recommanda, en particulier, de veiller sur les bambins qui vivaient au centre de méditation, et qui partageaient sa vie communautaire. Dans l’atmosphère d’euphorie de ces jours d’été, nous prêtâmes une attention superficielle à ses profonds conseils. Un après-midi, les enfants et les adolescents se baignaient joyeusement dans la réserve d’eau destinée au service de protection incendie, à côté du temple, et jouxtant la jolie maison du maître. C’était un petit bassin rectangulaire. Il était bâché pendant l’année, mais on avait eu l’idée de l’ouvrir à tous, pendant ces jours de grande chaleur, pour en faire une piscine improvisée. Il était peut-être un peu trop profond, et ne bénéficiait pas complètement des aménagements réglementaires d’une installation nautique. Mais, en ces jours de mois d’août très ensoleillés, nos juniors avaient besoin de se rafraîchir et de jouer dans l’eau. Il est cependant étrange qu’un baigneur ait perdu pied, et se soit alors noyé dans ce petit bassin, dans la proximité de ses camarades. Ils n’ont pu rien faire, cela s’est produit très vite. Suite à cet accident, j’ai compris, avec d’autres, que la fameuse « bénédiction de la lignée de Karmatchup » et que le « refuge du bouddha » ne signifiaient pas une protection de la vie de ceux qui nous entourent. Je suis prudent depuis...
À l’époque, on a entériné l’hypothèse d’un banal accident, une simple mort par noyade. Y a-t-il eu aussi des dimensions subtiles à un tel incident, qui l’ont sous-tendu, cristallisé et qui en ont provoqué le déroulement fatal ? Comme vous le savez, les relations entre l’école de notre Karmatchup et celle du daïla lama devinrent conflictuelles quelques temps plus tard. La réincarnation de Karmatchup était en cours d’officialisation auprès des instances himalayennes. Il allait s’avérer que le daïla lama, et donc le Tibet en exil politique et médiatique, s’opposerait fermement au choix de l’adolescent Karmatchup fait par notre institution, et qu’il en favoriserait un autre... Depuis, un conflit empoisonne les relations entre les deux factions de notre lignée himalayenne, celle que le daïla lama accrédite par son choix officiel et la nôtre. Alors, dans une atmosphère qui devenait bientôt délétère, la vie la plus délicate, la plus fragile, a-t-elle été lésée ? L’existence d’un enfant au cœur de ce centre de méditation a-t-elle été atteinte indirectement et de manière indétectable ? Comment savoir ? La vie la plus généreuse et la plus communicative a-t-elle été affectée elle aussi ? Le daïla lama avait tellement mal aux reins, qu’il ne pouvait plus s’asseoir sur son coussin pendant cette semaine-là. Il a même fallu lui amener un fauteuil pour qu’il puisse s’adosser face à l’auditoire. J’ai vu son visage de près, un soir, à travers la vitre de la Citroën XM blanche où il était conduit. Son visage était décomposé, et n’avait plus ses couleurs. Il exprimait de la souffrance, mais aussi une attention intérieure et une étrange compréhension...

Le soleil était haut dans le ciel. Après une ultime tasse de thé, Kim me passa délicatement une écharpe blanche en soie sauvage autour du cou. C’était la manière la plus polie de saluer et de prendre congé. Il me raccompagna jusqu’à la bicyclette électrique. Il était vivement intéressé par cette nouveauté. Il me fallut bien la lui faire essayer. Notre moine effectua le tour du temple, visiblement ravi, sous les regards médusés de quelques volontaires en bleus de travail. En guise de remerciements, et encore essoufflé d’avoir pédalé pour accélérer la vitesse de propulsion du moteur électrique, il me glissa, en rajustant son long châle :

— Allez voir Bobby de ma part, vous pourrez vous ouvrir à lui de notre conversation... Il était le meilleur ami d’un eurolama qui est parti trop tôt au paradis de la parfaite lumière...



IV
VISION PURE
LA HARLEY DU VÉNÉRABLE


Bobby était l’eurolama choisi par Gondor pour assurer les fonctions de « Vénérable. » Il avait appris à comprendre et à parler la langue du Kham — une vaste région du Tibet oriental — que parlait son maître. Mais il n’était pas à son bureau :

— Le Vénérable est sorti... voici douze minutes.

Le moine, qui était standardiste à l’Accueil, vérifiait l’heure à sa jolie montre-bracelet Patek Philippe. Ce très jeune homme au teint blanc et aux joues roses, aux cheveux artistement rasés en dégradé sur la nuque, donnait une image impeccable.
Il tranchait, par son aspect « tout neuf », avec le style débonnaire de ces lieux, et offrait un saisissant contrepoint aux bénévoles maculés de ciment et de boue passant à l’extérieur de son local vitré. On eût dit que notre novice venait juste de « sortir de son étui », avec ses fines montures de lunettes titanium
[17] griffées Yves Saint-Laurent, sa chemise Kenzo en soie sauvage jaune paille, son ample châle, sa robe plissée assortie en Dormeuil prune, et ses bottines Salvatore Ferragamo couleur Burgundy[18], lustrées comme des miroirs. Il me désigna la direction du stationnement, ciselant ses mots avec application :

— Vous trouverez notre précieux Bobby là-bas. Il y manifeste l’activité de son sublime « véhicule de diamant » par compassion pour tous les êtres...

À cet instant un moine européen, tenant un paquet de chips entamé, entra dans le petit local.

— Je vous présente Joyau-Immuable de l’Activité-Éveillée-Toute-Accomplissante.

Le moine de l’accueil présentait ainsi le nouveau venu par son nom monastique. L’intéressé me tendit le sac aluminisé. J’y pris quelques chips CrispyMax « saveur bacon ». La glace était rompue, et Joyau-Immuable de l’Activité-Éveillée-Toute-Accomplissante me sourit en précisant :

— Appelez-moi simplement Crocki, ici tout le monde m’appelle comme çà, à cause de mon goût pour le grignotage.

Il disparut, non sans avoir pris son courrier. Une lettre l’attendait. L’adresse imprimée portait son nom d’état civil : Donald von Ajax. Ce patronyme si caractéristique me disait quelque chose. Il évoquait un nom familier, que j’avais vu dans des publications universitaires. Mais lequel ? Impossible de m’en souvenir...

Je remerciai le moine standardiste de son amabilité et, prenant congé à mon tour, le félicitai pour son parfum, car son petit bureau débordait d’un effluve capiteux et sucré. Appréciatif, il me confia, rougissant :

— C’est « Angel for men » de Thierry Mugler.

— Ses notes florales plaisent aux divinités... lui dis-je sur le ton de la confidence. Vous pouvez aussi porter à l’occasion, et si vous en appréciez les fragrances Cologne, Habit Rouge de Guerlain. La connexion avec notre vie monastique est très bénéfique, puisque c’est la couleur de nos vêtements du bouddha.

— Très auspicieux, vraiment, je vais suivre cette excellente instruction spirituelle ! Je m’appelle Fabrice-Marie de Guermante. Bien entendu, tout le monde m’appelle ici Fabrice. Et vous ?

— Voila qui fait honneur à la civilisation de nos ancêtres ! Enchanté de faire votre connaissance, Fabrice. Je me présente : Antonin de Novalis.

Notre moine était visiblement ravi de reconnaître un autre descendant d’une vieille famille sous une robe rouge anonyme.
Les Ducs de Guermante étaient célèbres dans tout le Nord de l’Europe. On leur devait un goût très sûr pour l’édification de châteaux, dont les tours crénelées, les donjons majestueux et les douves profondes faisaient encore la fierté des riverains depuis presque dix siècles.
Quant à la famille de Novalis, son nom évoquait un clos frais, une terre vierge. On se perdait en conjectures sur son antiquité, lorsqu’on remontait au-delà des premières sources de la chevalerie. Mon arrière-grand-père affirmait que le clos familial originel, arboré et béni des fées, se situait dans ce qu’on connaît aujourd’hui comme l’admirable domaine de Marcoyeux...
Les anges étaient supposés bénir ce havre, en grand secret, depuis ce temps ancien, et assurer à quiconque vivait sur le fief de nos ancêtres une prospérité exceptionnelle. J’avais entendu mes aïeux, lorsque j’étais encore un enfant, me raconter que les pommes de terre, les carottes et les champignons y étaient l’objet de la sollicitude des anges, mais aussi de leurs amis les elfes, les ondins et les sylphes. Si bien que les jardiniers qui vivaient encore sur ce terroir aujourd’hui, y récoltaient toujours des patates grosses comme des melons, des carottes longues comme le bras et des champignons pesant leurs six livres.

Laissant le jeune standardiste à particule reprendre sa lecture du dernier numéro de Vogue Décoration, je me dirigeai vers la haie vive qui dissimulait à la vue les voitures des eurolamas.
Derrière, je trouvai un homme vêtu d’un blouson noir et d’un jean assorti, astiquant avec délice une énorme et rutilante moto Harley Davidson FLH 1200, dégoulinante de chromes et dotée de grosses sacoches à franges de cuir. Je m’adressai à notre motard :

— Bonjour, je cherche le Vénérable Bobby.

— C’est moi-même, que puis-je faire pour vous ?

L’intéressé, déjà, redoublait de zèle pour lustrer le fauve.

— Vous pratiquez la dévotion d’une manière extrêmement profonde, lui dis-je, essayant de dissiper ma surprise. Cette machine est le plus merveilleux support de bénédiction qui soit. Grâce à la vision pure, ce suprême véhicule de diamant vous relie sans effort à la Terre de Grande Félicité du bouddha Karmatchup !

Visiblement j’avais les mots qu’il fallait pour notre bouddha en cuir noir. Il se redressa, et me sourit largement :

— J’ai grandi dans la banlieue Ouest de Paris. Peu avant de connaître Gondor, j’étais encore un adolescent qui roulait avec une Mobylette bricolée pour ressembler à une Harley. J’ai toujours rêvé d’en avoir une vraie. Gondor ne veut pas trop que nous fassions de la moto, il trouve cela mondain. Mais quand on a construit l’édifice propitiatoire, le stûpa, près du nouveau monastère, j’ai fait enfouir, comme symbole de bon augure, une Harley Davidson miniature, une de ces petites maquettes en matière plastique de chez Majorette Toys, dans les fondations situées en dessous de nos reliques communautaires...
Comme vous le voyez, la grâce de la lignée et les rituels de consécration marchent drôlement bien, puisque j’ai été finalement exaucé ! Un généreux disciple m’a offert sa propre moto. Son renoncement aux « deux-roues » est d’ailleurs très bénéfique pour sa propre pratique spirituelle...

J’expliquai au sympathique Vénérable en bottes de cuir, les raisons de ma démarche. Il m’invita à le rejoindre bientôt à sa chambre au monastère :

— Je vous montrerai les photos de la nouvelle Harley. Le magazine Easy Rider, auquel je suis abonné, publie ce mois-ci un reportage exclusif...

Une heure plus tard, Fabrice, le moine standardiste, tout sourire, me faisait de grands signes amicaux par le vitrage de son bureau. Par sa porte entrouverte, une senteur d’Angel flottait... Elle se mêlait, suave, à l’encens au santal qui se diffusait dans le cloître, tandis que je gravissais, en tenue monastique, ce vaste gazon verdoyant.
Au milieu, un bassin avait été creusé, près d’un vieux puits. Sa pompe faisait jaillir un puissant jet d’eau. Une statue d’un antique gardien était sensée apporter la bonne fortune. Sa double silhouette masculine et féminine était enlacée. Elle avait été enchâssée sous un globe de verre qui en recevait les abondantes eaux lustrales. Je devinais qu’il s’agissait, à travers le bassin, l’effigie et le flot aquatique, de promouvoir la prospérité financière de ces lieux, l’eau étant ici imaginée comme le symbole de la richesse matérielle. Je doutais un peu de l’efficacité de ce vieux subterfuge, supposant que si le « truc » marchait, l’humanité l’aurait depuis bien longtemps adopté avec succès pour s’enrichir ! L’eau est un symbole de vie, et celle-ci fleurit là où elle veut, selon les lois essentielles de la nature... Je pensai silencieusement : « Offrez-la au monde, votre eau ! La richesse vient de la générosité, pas de la captation des sources vives. » Il aurait fallu, en effet, disposer un bassin semblable à l’extérieur du clos, afin que les visiteurs aient pu aussi s’y rafraîchir, eux qui venaient parfois de très loin...
La chambre de Bobby était située en haut de l’aile et à proximité du bloc sanitaire. Dès qu’il vit ma silhouette se profiler sur sa porte-fenêtre, il m’ouvrit et me fit entrer. Sa chambre était originale, harmonie moderne de rouges et de noirs, sans doute pas tout à fait « protocolaire », mais bien à lui. Un autel faisait l’angle du mur. Voyant que je regardais ce reliquaire, il m’expliqua :

— Gondor n’aime pas beaucoup cette disposition angulaire. Il pense qu’il faut placer le support de bénédiction de manière centrale, non dans un coin. Mais, j’ai appris à faire les choses à ma manière, en particulier depuis que cet ami anglais, Perceval, dont l’histoire semble vous intéresser, est décédé.

Il me fit asseoir sur un coussin de velours noir, et s’installa de même en face de moi. Un magazine de motos était ouvert sur la moquette. Derrière mon hôte, on apercevait une terrasse couverte, sorte d’appentis de bois et de verre, pris sur le jardin afin d’agrandir un peu le logement...
Le Vénérable semblait soulagé de pouvoir confier un deuil douloureux, départ d’un camarade de jeunesse. Il s’ouvrit sans protocole, visiblement troublé à l’évocation de ce souvenir :

— La mort impromptue de Perceval a jeté un froid dans la communauté. On s’est dit : « Cela pourrait arriver à d’autres, peut-être à moi... » On a pensé aussi : « Notre vie n’est pas préservée efficacement... » La mort de Perceval n’était pas imputable à des manquements spirituels de sa part qui auraient « exposé » sa vie aux accidents...
C’est l’une des idées familières ici : nous croyons que les « bons disciples » sont hors d’atteinte des difficultés, qu’ils sont protégés de manière surnaturelle. Or Perceval était bien le meilleur des moines, selon Gondor lui-même...

Assis en tailleur, Bobby se redressa, respira profondément, comme pour retrouver la sérénité en lui. Il reprit, comme absorbé par l’évocation de ses souvenirs les plus chers :

— Nous venions de terminer la session d’été des enseignements publics de Gondor. J’assurais la traduction du tibétain en français. Perceval traduisait au fur et à mesure en anglais pour nos auditoires internationaux. Cela se passait très bien. Nous avions l’impression que l’apogée de Gondor était arrivé. Près de mille disciples, pas moins, y compris des badauds et des curieux, ont pris l’initiation donnée par Gondor à la fin de ses enseignements, le dimanche après-midi. Toute la semaine, après les cours, Perceval se rendait disponible. Il assurait l’intermédiaire avec le public, distribuant gentiment conseils et cordons de protection bénis à passer autour du cou. Mais il répondait aussi aux questions des disciples qui lui demandaient un entretien... Sa physionomie éveillait une confiance, une telle impression d’honnêteté... Je me suis senti particulièrement proche de lui au cours de ces journées.
Pendant la traduction, il me fallait parfois lui répéter un mot, une idée, lorsque les interventions de Gondor étaient longues, et qu’il oubliait quelque chose. J’ai la chance d’avoir une mémoire d’éléphant, me permettant d’enregistrer jusqu’à quinze minutes de conversation, allez savoir pourquoi...
Je suis rentré ici après ces jours de canicule et de sacerdoce auprès de Gondor, laissant cette foule euphorique qui était venue l’écouter.
Perceval s’est laissé inviter par des disciples qui l’ont conduit en voiture au bord de la mer Méditerranée. Il avait envie de se reposer, de se détendre, de se régénérer et de vivre... Il a laissé quelques instants la personne qui l’avait amené sur la plage, et il est allé nager. Un drapeau orange avait été hissé, il y avait une mer houleuse. Perceval s’est éloigné à la nage. Il est allé loin, trop loin. Il a coulé. Après quelques recherches, son corps a été trouvé. Son visage ne portait pas d’expression surprise ou douloureuse, mais bien calme et paisible. C’est donc qu’il a accueilli la mort, qu’il l’a vue venir...

— Comment expliquez-vous qu’il soit parti à la nage avec le vent et le drapeau orange ? Il semblait raisonnable. De plus, il gardait parfaitement purs ses liens initiatiques avec Gondor, me dites-vous...

— C’est sans doute le secret qu’il a emporté avec lui. D’habitude les moines nagent peu : la discipline monastique n’est pas favorable à la baignade. De plus l’eau froide, le vent fort et le chaud soleil tendent à dissoudre trop vite les mérites délicats, accumulés dans le corps humain par les méditations. Perceval était très inspiré par Gondor. Il venait de passer ces jours auprès de lui, comme interprète. Il avait donc des liens très intérieurs avec son influence. S’il est parti nager, c’est parce qu’il a eu la conviction d’être protégé par la bénédiction de Gondor. Qu’il en eût même reçu l’injonction intérieure, cela aurait été normal pour cet eurolama.

Une intuition me vint :

— Pensez-vous qu’il avait subi l’influence envahissante de la foule côtoyée pendant ces jours. À travers cette grande baignade, a-t-il voulu « se retrouver », se « purifier » des nombreux regards humains qui avaient convergé vers lui ?

Bobby acquiesça d’un sourire. Puis, sans hésiter, il affirma :

— De toute façon, il est parti nager en accord avec sa perception subjective : il ne serait jamais allé à l’eau sans cette permission implicite qu’il avait apprise à reconnaître aux cours de ses deux retraites successives, pendant ces sept années de méditation intensive que nous avions vécues ensemble dans la même unité de vie. Il a sans doute eu un malaise, peut-être une crampe, en essayant de revenir contre le fort courant. Les types de décès rapide — crise cardiaque par exemple — sont assez usuels aussi, semble-t-il, dans les milieux tantriques. Ils exposent à des félicités, des extases, des flux et des reflux intenses de vitalité, en particulier vers l’intérieur du corps, qui mettent peut-être le cœur humain à rudes épreuves. Cela a-t-il produit ce décès précoce, à la quarantaine, sans prévenir ?

— Pour Perceval, voyez-vous un « sens » à cette noyade ?

— Cette mort « accidentelle » est discrète grâce à l’apparence de l’imprudence en mer. Cela ne met en cause ni notre école initiatique, ni ses maîtres spirituels. Supposez que Perceval se soit tordu sur son coussin devant le public de nos enseignements, et soit tombé, raide mort, face contre terre. Imaginez ! Le public en aurait été pour ses frais, il fuirait notre école ! Il ne pourrait croire à une quelconque « bénédiction ! » Avec la noyade, notre eurolama a pris discrètement sur lui une sorte d’évidence de « responsabilité » aux yeux des autres, quelque soit la cause réelle du décès dans l’eau...

— Bobby, avez-vous vraiment accepté cette mort, avez-vous pu faire le deuil de votre ami ?

— À votre avis ?...

Le moine laissa un long silence... Choisissant ses mots, il reprit, se faisant plus conciliant :

— C’est moi qui ai dû régler les détails de la crémation... Un hommage que je lui ai volontiers rendu... Et une fin d’été que je ne pouvais pas imaginer, quelques jours auparavant...
À quarante ans et un peu plus, Perceval était en parfaite santé... Il avait envie d’explorer sa vie de l’intérieur, mais aussi d’en faire bénéficier les autres... Celle-ci lui a été prise, disons... « par la mer »... Gondor a parlé « d’obstacle à la lignée ». Il sous-entendait qu’il y aurait eu une « prise en charge » par Perceval. On savait qu’il pratiquait de généreux souhaits. Il les faisait, pensant sincèrement soulager les autres et son vieux maître Gondor. Si l’on en croit ce dernier, mon ami aurait servi comme une sorte de « fusible... » Cette hypothèse m’est insupportable.

— Vénérable, le bouddhisme et ses écoles tantriques sont aujourd’hui, comme vous le savez, l’objet de remises en perspective. Leurs visions du monde sont exposées à des mœurs plus libres, au matérialisme, à l’individualisme et à l’avancée de la science expérimentale. Ces contradictions avec notre époque ont-elles pu mettre Perceval en porte-à-faux vis-à-vis de son temps ou de ses contemporains ?

Bobby émit un petit rire :

— Bingo ! Ce simple exemple vous en donnera la mesure : dans notre « lignée » nous vénérons encore une terre plate, avec l’Inde au centre et quatre continents insulaires disposés autour ! Une haute montagne sacrée, évoquant sans doute les Himalaya, est plantée au milieu ! Nos pratiques d’offrande sont basées sur ce schéma féodal. Son centre plus élevé dispense l’autorité. Il détient les pouvoirs de la culture, vis-à-vis des autres continents et de leurs sous-continents supposés être peuplés de pitoyables « sauvages ». Le daïla lama essaye bien de nous faire admettre aujourd’hui que ce modèle est un peu « médiéval ». Il souhaite que nous admettions que la Terre est ronde, et qu’elle tourne autour du soleil ! Mais il se heurte au poids des usages, des rituels et des « images ». Il a même du mal avec ces disciples fidèles, nos « intégristes », en somme, qui sont « encore plus royalistes que le roi ». Ils s’agrippent, becs et ongles, à leur vieux modèle périmé. Ici, aussi abasourdissant que cela puisse vous paraître, nous ne sommes pas encore parvenus à l’époque de Galilée ou de Képler !
Nous vivons dans la confortable illusion antique, et nous crions au sacrilège, telles des vierges effarouchées, dès qu’on nous propose d’imaginer, pour nos méditations, que la Terre est sphérique, et qu’elle tourne autour du soleil !
Gondor nous avait dit que, dans notre groupe de retraites, « nous avions la tête aussi dure que les Mongols ». Il devait trouver qu’on manquait un peu d’éducation... Il nous a d’ailleurs donné là une idée géniale, puisqu’on s’est surnommé depuis « les Gogols ». Perceval était si différent — éduqué et sophistiqué — un peu comme une fleur de lotus précieuse et délicate, si cela vous parle. Alors, face aux mentalités étroites et aux esprits obtus, Perceval, plus fin et plus évolué, a-t-il donné trop de sa propre vie ? Ce serait un « sacrifice », mais pas consenti de plein gré...

— Votre ami Perceval n’était-il pas volontaire pour l’offrande totale de soi : corps, parole et esprit ?

— Il aimait la vie ! Je préfère encore croire à sa noyade, au scénario d’une personne pas assez entraînée physiquement, qui sombre au large. Mais, vous ne m’enlèverez pas de l’idée que Perceval a été trahi par cet « engagement intérieur », qui le rendait si apprécié de tous ici. Il est parti au large, sans doute persuadé que les guides spirituels de la lignée l’inspireraient. Il est improbable qu’il soit allé à la mort en toute lucidité... Ce style kamikaze n’était tout simplement pas son genre. C’est au large qu’il a dû voir venir sa fin, malgré lui, puis l’accepter sereinement, une fois qu’il était trop tard pour revenir sain et sauf. Il a donc été victime, quelle que soit l’hypothèse qu’on accepte, de sa trop grande confiance envers ce système intérieur, qu’on découvre dans la retraite traditionnelle des trois années...

— Bobby, qu’avez-vous pu apprendre sur vous-même avec cette perte dramatique?

— Personnellement, je n’ai pas la vocation de perfection : mon ami Perceval m’en a ôté désormais la velléité ! Et j’ai bien l’intention de faire rouler ma Harley en son fraternel hommage... À quoi a servi à Perceval d’être le disciple le plus sage, calme et sérieux ? À quoi bon avoir été aussi assidu dans ses pratiques et si sincère dans son engagement personnel ? Il est mort bien avant tout le monde... J’ai donc bien l’intention d’être un « candidat à la mort subite » moins « attrayant » que lui, afin que cette mort, qui a été si avide de sa vertu, polie comme un coquillage, n’ait pas envie de me cueillir trop tôt ! Peut-être les odeurs d’essence de ma moto, le noir de mes cuirs et mon gros casque la feront-ils fuir ? Ce serait une bonne idée, n’est-ce pas ?

— La mort vous courrait aux trousses, qu’elle ne risquerait pas de vous rattraper : au guidon de votre véhicule de diamant, vous allez trop vite pour elle, Vénérable !

Riant de conserve, nous laissâmes l’instant apaiser les souvenirs. Enfin, je me risquai à reprendre ce dialogue douloureux par une question ouverte :

— Et Gondor ?

— Il m’a dit alors avoir eu une perception simultanée à la noyade de son meilleur disciple. Il savait que quelque chose de grave se produisait. Cela semble attester l’existence de liens subtils entre ses élèves et lui. Puis il a fait un rêve, qu’il m’a raconté. Il voyait Perceval dans une sorte de grand avion qui circulait au-dessus de la terre, et qui la survolait... Selon Gondor les qualités, la subtilité de son disciple, faisaient que ce dernier avait du mal à prendre naissance dans ce monde humain, si fruste et primitif.

Pour en savoir davantage sur ce point, j’utilisai la « reformulation », c’est une technique classique d’enquête sociologique. Je repris ainsi simplement l’idée que Bobby venait de présenter :

— Il y avait donc un lien entre eux que la mort a révélé ?

— Voyez-vous, Perceval m’a appris que nous sommes des parties d’un tout, et que nous échangeons des flux de conscience et de vitalité, sans le savoir. C’est vrai pour tous les êtres. Mais c’est encore plus évident si un lama, introduit à ce mystère universel, est au centre de notre collectivité humaine et subtile. Cet échange nous est alors, parfois, perceptible. Il devient une découverte surprenante, secrète, des diverses facettes de notre interdépendance avec les autres. Et les moments agréables de recueillement méditatif résultent sans doute de la possibilité étonnante que notre sérénité soit ainsi intensifiée. C’est familier des écoles comme la nôtre. Ici, nous appelons cela le chemin du mahamoudra. Ce terme sanskrit signifie « le grand sceau », celui de l’unité profonde qui traverse notre existence et nos perceptions... Il signale aussi que nous sommes en relation intérieure avec un partenariat subtil, vide, vaste et évanescent, car moudra signifie aussi le consort dans un couple. Et « sans lama pas de mahamoudra ! » C’est bien le rayonnement exceptionnel de Gondor qui permet que cet échange subtil, qui modèle l’interdépendance entre les personnes — ici et ailleurs, hier, aujourd’hui et demain — devienne agréablement perceptible...

— Alors, l’expérience méditative ne viendrait pas des « bouddhas » ?

L’intéressé fit un large sourire, pointant mon cœur du doigt :

— À vous de répondre, vous êtes moine, et vous avez sans doute votre idée personnelle à ces sujets...

Je repris conscience que j’étais habillé comme un moine, et que Bobby me percevait comme tel. De ce que le Vénérable venait d’affirmer, je pouvais déduire :

— Il se peut que l’énergie de nos méditations provienne tout simplement de nous-mêmes et des autres. Tantôt nous recevons d’eux, tantôt nous leur donnons, sans en avoir vraiment conscience. ..

Bobby approuvait, hochant la tête. Il ajouta :

— Ce flux est simultané et « multidimensionnel ». Et quand nous donnons, nul doute que ce n’est pas perdu ; d’autres bénéficient alors de ces expériences, présentes en nous, mais dont nous n’avons plus la conscience ni la jouissance. Ce « partage » se fait donc au-delà de l’entendement et des possibilités humaines.

— Comment cela fonctionne-t-il ?

— Mystère ! Impossible dans l’état de notre évolution humaine de se le représenter !

— Sommes-nous libres dans cette interdépendance ?

— Je ne sais pas ! Mais cela ne fait pas de moi quelque marionnette entre les mains d’un inconnu, d’une énigme, ou de forces insondables ! C’est peut-être la leçon de Perceval. L’heure de chaque mort reste un grand mystère, n’est-ce pas ?

Ne sachant que répondre, je préférai une nouvelle question :

— La mort de Perceval vous renvoie à ce mystère, mais remet-elle en cause votre dévotion bouddhiste ?

— Elle m’a enseigné qu’il ne faut pas être un dévot, mais plutôt gentiment dévoué envers les humains, nos prochains. Certains disciples naïfs prétendent être « un outil dans la main du maître », surtout parmi les filles ! Des garçons un peu candides parlent de « faire l’offrande de leur corps, de leur parole et de leur esprit au Karmatchup ! » Mais, dès qu’une anomalie sérieuse se produit dans leur système de croyance, ils doivent, eux aussi, battre en retraite dans leurs convictions... Pour les anciens élèves de Gondor, il a suffi du départ subit de Perceval... Depuis cet été où il est parti, je ne balance plus la « promesse bouddhique » en pâture à nos disciples affamés de sens et de transcendance. Je ne leur dis plus fièrement « nous sommes sous influence spirituelle », comme je le disais avant... Cela me paraît désormais irresponsable de leur faire croire à un père Noël de plus. Je pense souvent au message qui ressort de cette disparition : à quoi bon la méditation, si on y laisse sa peau ! L’ultime connaissance est sans doute de ne pas être trop sérieux... Et vive la folle sagesse ! À propos, comment trouvez-vous le style de la nouvelle Harley ?

Bobby me désignait la photo, sur deux pages, de la motocyclette nickelée... Je lui répondis, aussi protocolaire que possible, souriant avec lui :

— Vénérable, elle est in-con-ce-vable !


[1] « Hacker » : [angl.], pirate informatique pénétrant par effraction dans des réseaux. « Webmestre » : [franç.], responsable de site(s) Internet.
[2] « Twin Towers » : [angl.], tours jumelles. À Kuala Lumpur (Malaisie).
[3] « Spa » : station thermale.
[4] « Cyberclub » : club informatique souvent dédié à l’usage d’Internet.
[5] « Fusion » : [angl.], cuisine métissée.
[6] Iwachu : [jap.], marque de théières artisanales en fonte à l’intérieur émaillé.
[7] « Megamall » : [angl.], centre commercial géant.
[8] « Keemun » : [chin.], variété délicate de thé issue de Chine méridionale.
[9] Les Chocolats Yves Thuriès, 31 bd de la République à Istres (13800).
[10] Nirvana : [skt], (1) extinction de la souffrance, illumination, obtention d’un éveil spirituel irréversible, (2) [langage soutenu :] désigne la mort.
[11] « Global Area network » : [angl.], réseau de télécommunication satellitaire offrant une couverture mondiale.
[12] [Angl.], « oui, je sais vraiment danser ! »
[13] « Zen » : [terme d’origine japonaise], écoles de méditation, célèbres pour la simplicité de leur esthétique.
[14] « Webagencies » : [angl.], entreprises offrant des services en ligne sur Internet.
[15] [Skt], prière du monde himalayen. Elle signifie « Om, Joyau, Lotus, Hung ». Sa répétition inlassable est supposée éveiller la compassion.
[16] « Apparatchik » : [rus.], membre officiel de l’appareil d’un parti et représentant d’une pensée unique.
[17] « Titanium » : [angl.], en titane. Montures souples et résistantes.
[18] « Burgundy » : [angl.], « Bourgogne », de la couleur de son vin rouge.

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